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mélancolie. J’entends encore les voix grêles et hautes des enfans chanter cet air célèbre, palpitant de regrets, qui valent ceux de Mignon pour une autre terre où fleurit aussi l’oranger : I’s gwine to Dixie

Les nègres m’intéressent de plus en plus ici où j’ai tant d’occasions de les étudier, non pas transformés à la hâte par des influences civilisatrices, mais dans leur état naturel que modifie tout doucement la suggestion au travail, à* l’ordre et à l’économie donnée par des propriétaires qui ne sont plus des maîtres.

Le contraste entre les colons blancs et noirs me frappe tous les jours. Les premiers sont de grands gaillards maigres et hâves, tannés comme le cuir de leurs bottes d’égoutiers, les joues creuses, les traits allongés, le teint terreux et la physionomie morne, effet de la fièvre probablement. Les chills (frissons) s’attrapent avec une extrême facilité dans l’Arkansas ; il suffit de s’asseoir sur le sol détrempé, de garder des vêtemens humides. Le feutre à larges bords rabattu sur les yeux, ils circulent beaucoup à cheval et s’offrent en guise de récréation une halte dans le store, quoi qu’on n’y vende aucune espèce de liqueur, rien que les boissons les plus anodines ; mais c’est quelque chose que de fumer ensemble les pieds sur le grand poêle, dût-on causer fort peu, car ils sont taciturnes, tristes comme le sol même auquel ils sont attachés et dont ils ont pris la couleur limoneuse.

Le nègre, lui, est moins bon travailleur, infiniment plus gai, en revanche, porté à l’optimisme, très inconstant, capable de déguerpir d’un jour à l’autre avec toute sa famille, quitte à revenir vite ; mais blancs ou noirs, les colons sont sans exception d’honnêtes gens. Rien n’est fermé à Clover Bend, et on n’a jamais entendu parler de vols. Pour ce qui concerne le nègre, il faut s’entendre. Le pauvre diable est capable quelquefois de chiper un poulet, mais il ne prendrait pas autre chose ; il gardera peut-être un son ramassé sur la route, mais il rapportera fidèlement, si par hasard il la trouve, une liasse de billets de banque. Vivre sans plaisirs lui serait impossible ; il aime les réunions, les danses, les jeux ; l’hiver un festival s’organise dans telle ou telle case, et les affaires s’y concilient avec les amusemens de toute sorte, car ceux qui reçoivent vendent à leurs hôtes des bonbons et des gâteaux.

Il ne faudrait pas trop approfondir la question de régularité des familles. Lorsqu’ils veulent se marier, le parjure et la bigamie ne coûtent guère à la plupart des nègres. Ils trichent sur l’âge légal du consentement, en toute innocence, car presque jamais les nègres ne savent leur âge. Ils oublient qu’ils ont laissé ça et là une ou plusieurs femmes. Lorsqu’on y réfléchit, ceci n’a rien