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sou de ses économies pour tirer de prison un mari depuis est mort ; maintenant, une paralytique est devenue, prétend-elle, sa consolation en ce monde, elle se dévoue avec passion à la pauvre Chaney. Or celle-ci, non contente de tout ce qu’on fait pour elle, rêve l’impossible ; elle à une idée fixe sur son lit de douleur, posséder une robe de soie noire comme celle que s’est donnée Dosier la seule fois de sa vie où l’excellente créature ait pensé à elle-même. Chaney se meurt et elle regrette la vie. En vain sa sœur, un pilier de l’Église, cherche-t-elle à lui prouver que le Seigneur l’aime et qu’il a ses voies, en vain lui parle-t-elle de l’autre monde où les élus ont des robes blanches radieuses.

— J’aimerais mieux une robe de soie noire, répète Chaney en révolte déclarée contre l’Esprit.

Alors une idée lumineuse vient à Dosier ; elle promet à la moribonde le plus bel enterrement que jamais une personne de couleur ait eu à Hot Springs. Et elle touche juste : les nègres ont la passion des funérailles pompeuses.

— Tu auras un sermon, un grand service, et tu porteras à l’église une robe de soie noire, la mienne.

— Enterrer cette belle robe ! Ta seule belle robe ! Ce serait un péché.

Mais la joie danse dans ses yeux presque éteints. On se souviendra donc d’elle autrement que comme d’une pauvre négresse condamnée à l’immobilité sur son grabat ; on l’aura vue une fois magnifiquement parée. Elle meurt, réconciliée avec son sort, espérant bien que le bon Dieu la laissera sortir de temps en temps du paradis ; alors elle viendra secouer le rosier à la fenêtre de sa sœur… dans leur belle robe de soie, sans doute. Pauvre Chaney ! quel dommage qu’elle n’ait pu assister à son enterrement de gala ! Qui sait ? Peut-être l’a-t-elle vu !

Les histoires nègres d’Octave Thanet ne sont pas toujours aussi touchantes, bien loin de là. Leur caractère habituel est une inexprimable drôlerie. Dans la Cuisine ensorcelée, par exemple, elle montre comment l’odieuse conjuration d’un sorcier met une cuisinière fort habile jusque-là, n’ayant jamais servi, comme elle se plaît à le répéter, que « la qualité », la met, dis-je, dans l’impossibilité de faire un bon plat : la pâte ne veut pas lever, le pain ne veut pas cuire, le lait tourne, la vaisselle se casse rien qu’en la regardant ; il y a eu des lézards envoyés, de ces lézards qui apportent avec eux tous les maux : récoltes perdues, plats brûlés, maladies du bétail, brouilles entre amis, rixes, feux de cheminée… cela va parfois jusqu’à la mort ! Mais la passion longtemps malheureuse d’un jeune chevalier du plus beau noir, fendeur