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découvre avec les yeux de la bonté, une bonté pleine de malice d’ailleurs, gaie, robuste, où se glisse je ne sais quelle pointe de gaminerie. Optimiste ? Peut-être. Il est si bien portant ! Préoccupé de la morale ? Fort peu. Son œuvre est morale comme tout ce qui est foncièrement sain, mais il ne prêche ni ne disserte. Nous ne répéterons pas de lui comme nous avons eu le malheur de le dire un jour de Rudyard Kipling : « Il a de l’humour et même de l’esprit », ce qui a soulevé contre nous la critique anglaise, si chatouilleuse qu’elle a cru l’humour insulté par ce simple mot qui signifiait simplement : « L’esprit est plus rare que l’humour en Angleterre. » Il est beaucoup moins rare en Amérique, et Octave Thanet a de l’esprit autant que s’il était né Français. De fait, il a du sang français dans les veines, et aussi l’émotion rapide, communicative, un grain de bel enthousiasme irlandais qui, mitigé par les fortes qualités anglo-saxonnes, n’est pas pour nuire à un écrivain.

Je continue à parler de lui au masculin parce que ma première impression en le lisant fut que j’avais affaire à un homme. Cette netteté imperturbable dans les idées et dans le style, ce tour bref, alerte, ce sens pratique aiguisé, cet intérêt porté et prêté a tout ce qui n’est pas l’amour — quoique l’amour ne soit pas absent de ses récits, mais subordonné comme dans la vie à tant d’autres choses, terre à terre bien souvent — tout cela ne me faisait nullement pressentir une femme. Et quelle connaissance des affaires d’argent, des dessous de la politique, quelle horreur des sentimentalités, même philanthropiques, quelle énergie pour indiquer les dangers du socialisme sous les belles phrases et les utopies séductrices, quel clair bon sens ! Et pas la moindre revendication des droits de la femme ! Non, ce ne pouvait être là qu’un jeune homme de joyeuse humeur, armé en guerre contre tous les engouemens et toutes les poses qui sont trop souvent l’apanage du beau sexe en Amérique. Avec stupeur j’appris la vérité : Octave Thanet était le pseudonyme de miss Alice French, qui habite une partie de l’année Davenport (Iowa), et l’hiver, une plantation à Clover Bend (Arkansas).

Elle décrit fidèlement la vie autour d’elle. Cette ville de l’Ouest c’est Davenport ; les histoires du Trans-Mississipi se placent toutes aux environs de Clover Bend. Il y en a d’excellentes, Otto the Knight par exemple, cette aventure d’un précoce anarchiste d’origine allemande, un gamin élevé au milieu des « Chevaliers du Travail », et qui applique les théories dont on l’a bercé en essayant de faire sauter le moulin neuf de la plantation où il n’a jamais reçu que des marques de bienveillance. Il échoue dans