Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 133.djvu/483

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

passage. Notre situation était alors à beaucoup d’égards pénible. Nous étions en plein boulangisme. Des dangers de guerre s’étaient manifestés. Personne ne connaissait encore bien l’empereur Guillaume et, par opposition à son père, on lui attribuait des projets inquiétans. Et le Standard écrivait charitablement : « Le monde entier sait que deux puissans États, voisins de l’Allemagne, sont en train d’accroître et de perfectionner sans bruit mais sans cesse leurs ressources militaires, afin de pouvoir, le moment venu, tomber ensemble sur l’empire et lui arracher la vie à eux deux… L’empereur Frédéric nourrissait généreusement l’espoir que la haine de ceux que la gloire et les succès de l’Allemagne avaient écartés d’elle et irrités pourrait être atténuée, ou peut-être effacée avec de la patience et des expédiens inspirés par l’amour de la paix. Le jeune monarque qui monte aujourd’hui sur le trône ne se soucie pas de l’affermir en se conciliant ses ennemis… Sa seule préoccupation sera de rendre l’Allemagne respectée et crainte. C’est donc plutôt un changement de note qu’un changement de politique qui marque le début d’un nouveau règne. L’Allemagne n’a pas changé de but, modifié ses alliances ou abandonné ses projets. Mais nous croirions fort qu’elle sera moins patiente que jamais en présence des provocations, moins indulgente vis-à-vis de ceux qui l’obligent à vivre sous la cuirasse, et plus prompte à répondre à un assaut réel ou imaginaire, de quelque côté qu’il vienne. » Un tel article, à coup sûr, n’était pas inspiré par un sentiment amical, et nous pourrions lui appliquer l’épithète de unfriendly que les Anglais ont eu si souvent l’occasion d’employer dans ces derniers temps. On sait d’ailleurs comment les prédictions de la presse britannique se sont réalisées. L’empereur Guillaume, depuis qu’il est sur le trône, ne paraît pas avoir eu de préoccupation plus constante que de ménager la France et de se rapprocher de la Russie. Quant à l’Angleterre qui fondait de si grandes espérances sur le petit-fils de la reine, elle est traitée comme nous venons de le voir. C’est une grande leçon de philosophie historique.

Une autre leçon, bien plus instructive encore, ressort des incidens de ces derniers jours. L’Angleterre a pu croire pendant de longues années que sa situation insulaire lui permettait de se retrancher, au point de vue politique, dans un isolement où personne ne pouvait l’atteindre. Ses nombreuses colonies, répandues dans toute l’étendue des mers, étaient assez fortes par elles-mêmes, et les distances qui les séparaient de l’Europe étaient assez grandes pour qu’elles n’eussent pas grand’chose à craindre. Enfin les marchés de l’univers étaient ouverts à ses produits qui n’y trouvaient pas de rivaux. Il serait prématuré de dire que tout cela est changé ; cependant des modifications se produisent qui commencent à frapper les esprits les moins perspicaces, et le monde est entré dans une période d’évolution dont le terme sans doute est encore lointain, mais non pas hors de la portée de nos prévisions.