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dur pour une grande dame d’entendre traiter de pirate un gentleman qu’elle connaît !

Ce ne sont là pourtant que des coups d’épingle : le télégramme de l’empereur d’Allemagne à M. Krüger a une autre portée, en ce qu’il a révélé dans l’Afrique australe d’abord, mais aussi en Europe, une situation dont on se doutait, quoi qu’on ne la connût pas encore complètement. L’Angleterre était toute à la douleur que lui causait la déconfiture du docteur Jameson ; toute autre considération mise à part, elle y voyait une atteinte pénible à son prestige en Afrique, et un point d’arrêt mis au développement de sa colonie du Cap, lorsque l’empereur Guillaume a envoyé au président du Transvaal le télégramme que voici : « Je vous félicite sincèrement parce que, avec votre peuple, sans recourir à l’aide des puissances amies, et en n’employant que vos propres forces contre les bandes armées qui avaient fait irruption sur votre territoire en perturbateurs de la paix, vous avez réussi à rétablir sa situation pacifique et à protéger votre pays contre les attaques provenant du dehors. » Rien n’était plus imprévu qu’un pareil langage. Nous aurions dit, hier encore, qu’il était en dehors des usages diplomatiques, mais ces usages sont tellement troublés et subvertis depuis quelque temps qu’on n’ose plus les invoquer. En tous cas, ce n’est pas lord Salisbury qui pourrait le faire, car il a été vraiment l’initiateur de la nouvelle école, et ses discours contre le sultan, ses attaques directes et violentes contre un souverain étranger, ont donné le signal d’une véritable révolution dans le protocole. Lord Salisbury a trouvé tout de suite deux élèves qui ont admirablement saisi sa manière : l’un est M. Cleveland et l’autre l’empereur Guillaume. Les discours de lord Salisbury, le message de M. Cleveland, le télégramme de Guillaume II sont des produits du même cru : malheureusement, ils semblent s’appeler et se provoquer les uns les autres, et on peut se demander, non sans quelque inquiétude, si la série en est terminée. Il ne faut pourtant pas croire que le télégramme de l’empereur d’Allemagne soit de sa part un simple coup de tête. Ce qui lui donne une gravité toute particulière, c’est qu’il a été mûrement délibéré en conseil, et que l’empereur ne l’a écrit qu’après une longue entrevue avec son chancelier, son ministre des affaires étrangères et son ministre de la marine. Si la forme lui appartient, le fond a été approuvé, ou du moins accepté par son gouvernement. Ce qui en augmente encore l’importance, c’est que l’Allemagne tout entière s’y est associée avec enthousiasme. Depuis le Nord jusqu’au Sud, depuis l’Est jusqu’à l’Ouest, il y a eu, dans tout l’empire germanique, une explosion de joie à la lecture de la missive impériale. Jamais jusqu’ici on n’avait vu se produire dans l’Allemagne unie une pareille unanimité. En Angleterre, le gouvernement n’a pas relevé ces provocations ; il se contente de faire des armemens et de donner à