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gouvernement, ait obtenu l’approbation générale. Le Times en a exprimé toute sa mauvaise humeur. Quelques journaux voulaient bien se montrer sévères en paroles pour le procédé du docteur Jameson, mais, en somme, ils comptaient tous sur le succès, et ils préparaient déjà des excuses à une opération qui, si elle était incorrecte n’en était pas moins inspirée par le patriotisme. À nos yeux, quel que soit le sentiment qui inspire la mainmise violente sur le bien d’autrui, ce sentiment doit être réprouvé. On ne raisonne pas toujours ainsi en Angleterre : on y a des trésors d’indulgence pour ceux qui, par un moyen ou par un autre, augmentent l’étendue du territoire britannique. Dès le premier moment, Jameson est devenu un héros ; le lendemain il était une victime. À la nouvelle de son désastre, l’opinion a été atterrée. On sentait à la fois l’humiliation de la défaite et une appréhension pleine d’angoisse pour le sort des prisonniers. Qu’ils eussent mérité la mort, rien de moins douteux. La seule manière de racheter moralement des entreprises comme celle du docteur Jameson est d’y jouer sa vie, peut-être même de l’y laisser. Il n’en est pas moins naturel que le sort de ces malheureux soit devenu pendant quelques jours le principal intérêt de l’Angleterre. On y racontait en frémissant des détails odieux et d’ailleurs mensongers sur l’attitude des Boërs après la victoire. On y exprimait la crainte d’une vengeance immédiate et cruelle. Or la petite bande du docteur Jameson n’était pas composée des premiers venus. C’était une troupe d’élite, dans laquelle figuraient des officiers portant des noms connus, et même illustres. Leur faute, assurément, n’en était que plus grave. Que des hommes d’honneur, des officiers en activité de service, dont quelques-uns font partie des gardes de la reine, aient à ce point manqué à leur devoir, c’est ce qu’on a peine à comprendre. Quoi qu’il en soit, M. Chamberlain, organe cette fois de l’opinion tout entière, a télégraphié à M. Kruger, président de la République du Transvaal, pour solliciter sa clémence. Il est impossible de trouver une autre signification à une dépêche ainsi conçue : « Le bruit court ici que vous avez ordonné l’exécution des prisonniers. Je n’y ajoute pas foi, et je compte sur votre générosité à l’heure de la victoire. M. Cecil Rhodes télégraphie ce matin qu’il est faux qu’un corps de troupe se concentre à Boulouwayo. » La réponse de M. Kruger est pleine de dignité. « Je n’ai donné aucun ordre, dit-il, pour que les flibustiers faits prisonniers fussent fusillés. Leur affaire sera réglée en temps voulu, en conformité absolue avec les traditions de la République du Transvaal, et nous voulons, par un contraste saillant avec la manière inouïe d’agir de ces flibustiers, qu’ils ne soient soumis à aucune peine non conforme à la loi. » Et M. Kruger proteste contre les bruits répandus en Angleterre « même par les journaux les plus influens. » Il avoue que sa confiance en M. Cecil Rhodes a été trop rudement ébran-