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poli, taciturne, également imperturbable devant les déférences prévoyantes et les hostilités imprévoyantes.

Cependant sa popularité, servie par l’habile organisation de Persigny, de Laity, du général Piat et du prince Napoléon, grandissait. Dès que l’Assemblée eut voté l’institution de la présidence malgré les efforts de Grévy auquel cette opposition valut plus tard d’être fait président, le prince devint le candidat obligé. Cavaignac était son seul compétiteur sérieux. En sa personne un peu raide respirait la dignité du commandement et du devoir ; sa parole brève, saccadée, au milieu des embarras de l’inexpérience oratoire, abondait en saillies de fierté et d’honneur à la Montluc. Plusieurs de ses proclamations pendant la lutte de Juin ont une véritable beauté de sublime, à l’antique. La défense qu’il opposa aux jacobins et au centre gauche, coalisés contre lui par une commune envie, fut foudroyante et subjugua l’Assemblée tout entière. « Ce diable d’homme, disait en sortant un de ses adversaires dépités, quand il s’agit de lui est capable de tout, même d’avoir du talent. » Reproche injuste : il était capable d’en avoir au profit des autres. Témoin sa défense de son ami Lamoricière, dont on attaquait la présence au ministère : « Je ne m’étonne que d’une chose, c’est qu’il ne soit que le second quand je suis le premier ! » Inébranlablement attaché au présent et même à la tradition de la république, il en protégea l’avenir par son influence et par ses votes contre les prétendues réformes du radicalisme, et notamment contre l’une des plus détestables, l’impôt inquisitorial sur le revenu, pure rétrogradation vers l’arbitraire de l’ancien régime ou copie inintelligente d’un expédient de guerre anglais, et d’une des institutions du despotisme prussien. Il avait refusé, malgré le conseil de certains de ses amis, de profiter de l’effarement public pour usurper une dictature personnelle. À tous égards un tel homme était digne de la magistrature suprême.


III

L’élection dépendait du mode selon lequel elle serait faite. Attribuée à l’Assemblée, elle assurait l’avantage à Cavaignac ; transportée directement au peuple, elle amenait le triomphe du prince.

Les jacobins eussent trouvé tout naturel que les représentons du peuple employassent leur pouvoir délégué à interdire au peuple l’expression de sa volonté : c’était, à les entendre, la politique prévoyante. Tocqueville ne partagea pas leur avis. Il établit que l’élection par le peuple était la seule qui ne détruisît pas