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l’ennemi, qui, malgré sa discipline, pesait d’un poids bien lourd sur nos populations malheureuses. Là, le cri d’orgueil de la victoire, en même temps que des douleurs individuelles, moins nombreuses que les nôtres, mais pourtant bien cruelles encore. Si, chez nous, presque toutes les familles étaient en deuil, combien s’en trouvait-il en Allemagne qui avaient aussi payé à la victoire leur tribut de sang et de larmes ! Les seules journées de Metz, d’après les relevés publiés alors à Berlin, avaient vu tomber 625 officiers de l’armée allemande et 8 000 soldats tués, sans compter les innombrables blessés, morts depuis ou disparus. Une brigade de la garde avait, comme on le sait, succombé à Saint-Privat presque entière, et l’on ne rencontrait dans les rues que des personnes vêtues de noir. Aussi, la presse des deux pays rivalisait-elle d’amertume ; chaque soir et chaque matin nous apportaient ses récriminations mutuelles. C’était une explosion de haines de race, qui faisait craindre un retour vers la barbarie, au moindre incident qui remettrait de nouveau les belligérans en présence. Je me demandais bien souvent, en lisant les journaux, si nous étions en paix, ou si réellement ce n’était qu’une halte entre le combat de la veille et la bataille du lendemain. Je repensais alors à ce qui m’avait été dit en partant de Saint-Pétersbourg, et je me demandais si mon interlocuteur n’aurait pas raison contre moi.

Je dois rendre cette justice aux conseillers du prince de Bismarck, avec lesquels j’étais journellement en rapports pour toutes ces affaires, et particulièrement à MM. de Thile, Delbruck et Philippsborn : ils me parurent désirer vivement le maintien de la paix et cherchèrent, dans une certaine mesure, à amoindrir les difficultés qui naissaient chaque jour des détails de l’exécution du traité de Francfort. On dira, sans doute, qu’il n’y avait pas là un grand mérite, puisqu’ils étaient pleinement victorieux et décidés à ne perdre aucun bénéfice réel de leur victoire. Cela est vrai. Mais il faut avoir vu l’exaltation dans laquelle se trouvait alors l’esprit public en Allemagne pour apprécier leur conduite. La prostration de l’Europe, après les désastres subis par la France, semblait autoriser toutes les audaces. Quel obstacle sérieux pouvait rencontrer l’Allemagne et quelle limite pouvait arrêter ses exigences ? Et, cependant, loin de se joindre à ceux qui, ne pouvant nous anéantir, auraient voulu nous faire sentir chaque jour cruellement le poids des haines nationales, ils s’employèrent à calmer l’esprit public et à obtenir souvent des décisions plutôt favorables sur les affaires qu’ils soumettaient au chancelier. Ne rien gâter en de pareils momens, c’est beaucoup,