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bien, et en cela je ne me trompais pas, que le premier envoyé français, arrivant à Berlin après une pareille guerre, aurait nécessairement, aux yeux des Allemands, une importance beaucoup plus grande que ne le comportaient l’infériorité de son grade diplomatique et l’intention moins du gouvernement français, qui ne l’accréditait que temporairement.

Je tenais surtout à pouvoir dire à mon arrivée à Berlin, et en m’appuyant sur des témoignages irrécusables, parce qu’ils étaient à la fois concordans quant au but et divers dans leur origine, que la France ne désirait qu’une chose, c’était l’évacuation de son territoire, résultant de l’exécution entière et loyale du traité de paix. J’avais pu voir par moi-même, en m’arrêtant à Versailles, que ceux d’entre nous qui, au début, avaient paru se résigner le plus difficilement à son acceptation, comprenaient à présent que toute hésitation dans son exécution, ou toute revendication stérile, seraient presque un crime, dans l’état où se trouvait la France. Fort de ce témoignage, il me deviendrait plus facile de pouvoir, dès le début, demander à l’Allemagne la réciprocité de ce bon vouloir, en ne cherchant pas à aggraver, dans l’exécution, les conditions si dures auxquelles nous avions dû souscrire.

Cette conviction s’établit en peu de jours très fortement dans mon esprit. Tous les hommes de bon sens dans l’Assemblée partageaient les opinions dont le gouvernement nie chargeait d’être l’interprète. M. Thiers, en particulier, dans deux entretiens que j’eus avec lui, me parla fort longuement dans le même sens. Il me raconta les détails de ses entrevues avec M. de Bismarck ; les causes qui les avaient empêchées d’aboutir, au mois de novembre, à un résultat satisfaisant pour nos intérêts ; et son vif désir d’arriver à une prompte libération du territoire. Je le vois encore d’ici me répétant, lorsque je quittai son cabinet : « Dites bien à Berlin que nous désirons tous la paix et que M. Thiers, en particulier, est décidé à tout faire pour en assurer l’exécution en ce qui concerne la France. »

C’était ce mot, ou plutôt cette conviction que j’étais venu chercher à Versailles, et j’en partis beaucoup plus satisfait qu’à mon arrivée. L’opinion qui m’avait été exprimée à Saint-Pétersbourg et qui représentait la paix de Francfort comme une simple trêve, avait, en effet, pris quelque consistance en Europe, dans certains milieux politiques ou financiers. Les uns disaient que nous ne voudrions pas, les autres que nous ne pourrions pas, même en le voulant, tenir nos engagemens[1]. On verra, dans le cours de

  1. C’était l’opinion des principaux banquiers de Saint-Pétersbourg. L’énormité du chiffre de notre rançon les avait littéralement frappés de terreur.