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Versailles qu’un pareil poste, après une pareille guerre, ne pouvait être imposé, on me laissa une certaine latitude pour l’acceptation ou le refus.

On peut se rendre compte de l’embarras dans lequel me plaça ce télégramme qui me parvint le 15 mai, au lendemain du jour où avait été signée la paix de Francfort. Accepter, dans ces premiers momens où l’Allemagne était encore en armes sur notre territoire, où je devais croiser sur la route les étendards de nos ennemis à côté des nôtres captifs, c’était se résigner par avance à assister personnellement au triomphe de nos vainqueurs et à la constitution d’un empire élevé sur les ruines de notre influence en Europe. C’était l’obligation de faire taire, pendant de longs mois peut-être, toutes les colères intérieures du patriotisme et n’avoir plus devant soi que l’image de son pays envahi et désarmé, que la moindre imprudence pouvait compromettre. Quelque courtois que pût être l’accueil du vainqueur, et il devait l’être, cette courtoisie ne serait-elle pas une douleur de plus ? Si on réussissait à obtenir sa confiance, ne serait-ce pas en y laissant un peu de sa dignité, et si on le choquait par une attitude revêche, à quoi bon alors être venu ? Mais, d’autre part, comment refuser, dans un pareil moment, un poste auquel un nouveau venu ne pouvait évidemment convenir et qui m’était offert avec une insistance particulière et dans des termes flatteurs, par un gouvernement régulier, issu des libres suffrages du pays ? L’embarras était grand pour moi et la réponse, même télégraphique, ne pouvant être différée au-delà de vingt-quatre heures, je profitai de la bienveillance personnelle que m’avait toujours témoignée le chancelier pour aller lui demander conseil. Je m’adressais à lui, non pas comme au ministre des affaires étrangères de Russie, mais comme au doyen de la diplomatie européenne et au prince Gortchacow, en particulier, bien décidé à refuser, si sa réponse renfermait la moindre ambiguïté.

Elle fut, au contraire, des plus nettes. Le prince parut sensible à la marque de confiance que je lui donnais et me dit qu’aucune hésitation n’était possible ; qu’on ne pouvait se dérober à un tel mandat, quelque difficile qu’en pût être l’exercice ; que d’ailleurs, en ce moment et depuis nos désastres, tous nos postes diplomatiques seraient également pénibles à occuper. Il ajouta que la paix entre deux grandes nations était un bien inestimable, surtout aujourd’hui, et que ce serait un grand honneur que d’aider à la rétablir. « Vous pourrez peut-être y contribuer mieux qu’un autre, me dit-il en terminant, car vous avez toujours cru à la résurrection de votre pays, alors que presque tout le monde en avait perdu l’espérance. »