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VI. — ÉCHANGE DE TÉLÉGRAMMES ENTRE L’EMPEREUR DE RUSSIE ET L’EMPEREUR D’ALLEMAGNE A LA FIN DE LA GUERRE. — NOMINATION DU DUC DE NOAILLES ET, SUR SON REFUS, DU GÉNÉRAL LE FLO AU POSTE d’AMBASSADEUR A SAINT-PÉTERSBOURG. — MON ENVOI A BERLIN COMME CHARGÉ D’AFFAIRES.

Deux jours après la signature des préliminaires de paix, le Journal de Saint-Pétersbourg publia, dans son numéro du 1er mars, un échange de télégrammes entre le nouvel Empereur d’Allemagne et l’Empereur de Russie. Le roi Guillaume disait que la Prusse n’oublierait jamais qu’elle était redevable à l’Empereur de Russie du fait que la guerre n’eût pas pris des proportions extrêmes. L’Empereur Alexandre répondait en faisant des vœux pour une paix durable et en ajoutant qu’il était heureux d’avoir pu prouver au roi ses sympathies en ami dévoué.

Cet échange de dépêches qui, par leur publication simultanée à Berlin et à Saint-Pétersbourg, constituait un procédé peu gracieux pour la France, n’avait pas, j’en suis convaincu, cette intention dans la pensée de l’Empereur de Russie. Il avait, en réalité, pour objet d’affirmer à nouveau les rapports d’intimité existant entre les deux souverains, et de donner un avertissement indirect à la presse russe, ainsi qu’à une partie de l’opinion publique, qui se montrait en général très péniblement surprise de la dureté exceptionnelle des conditions de paix qui nous avaient été imposées. Mais il n’y avait certainement pas dans la pensée du souverain d’intention malveillante contre la France. J’ai expliqué dans le cours de ce récit le courant d’idées dans lequel l’Empereur s’était placé vis-à-vis de nous. Il était resté neutre jusqu’au bout, mais d’une neutralité plutôt favorable à la Prusse, tandis que la majorité de la Russie était d’une neutralité bienveillante à la France. Il y avait donc là un certain désaccord latent, mais, à tout prendre, assez réel entre la nation et son souverain. On ne pouvait être, par suite, surpris de voir l’Empereur qui, dans la dernière phase de la guerre et surtout depuis la dénonciation du traité de 1856, s’était rapproché davantage de la Prusse, à mesure que la résistance tendait à prendre chez nous un caractère excessif et révolutionnaire, réagir contre ces tendances de l’opinion et cherchera la fixer par un acte émané de son initiative souveraine.

Néanmoins, je ne crus pas pouvoir dissimuler au prince Gortchacow le regret que m’avait fait éprouver l’insertion au Journal de Saint-Pétersbourg de ces deux télégrammes et l’impression fâcheuse que cette publication produirait en France. Le chancelier me parut assez embarrassé et l’on m’assura qu’il avait été contraire à cette insertion ; mais la publicité avait eu lieu, elle était assurément regrettable. Le reste importait peu.