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dans l’Occident la foi à la vie éternelle. Son Socrate meurt avec les consolations de notre très sainte religion, à cela près qu’il y avait mis la marque de son génie. Le premier philosophe qui osa mettre l’homme en face de la mort sans la lui déguiser fut Épicure. C’est pourquoi le dernier chapitre de l’histoire de l’épicurien Atticus par Cornélius Nepos a pour moi plus de prix que les derniers chapitres du Phédon. » Son plus cher désir était de mourir tout entier ; il en avait assez de l’existence, il se souciait peu d’en commencer une autre. Il aspirait au néant, à l’éternel sommeil. Il l’a dit en prose et en vers : « Échapper à tout mal, me dérober à tout chagrin, m’endormir et ne me réveiller jamais, voilà ce que je souhaite et ce que j’attends. »

Ce théologien ne possédait aucune des trois vertus théologales : il n’eut jamais ni l’espérance ni la charité, et sa foi n’était qu’une confiance absolue en l’efficacité de sa dissolvante dialectique, la ferme conviction que les hommes qui croient ne sont que des enfans. Mais il est une qualité qu’on ne lui saurait contester : il était parfaitement sincère. Il avait toujours dit exactement ce qu’il pensait, sans faire aucun sacrifice ni à l’opinion ni à la politique, ni au respect humain, ni à ses propres intérêts, et sa conduite fut toujours conséquente à sa doctrine. Quelque justice qu’on lui rende, il ne s’impose pas à nos sympathies. Dans un court billet qu’il eut la force d’écrire à Rapp quatre jours avant sa mort, il lui confessait qu’il était un esprit dur et raide, ein spröder Mensch, et que même en parlant à ses amis, sa langue ne se dénouait pas facilement. Il nous inspire une admiration mêlée de quelque malaise : il a cru dès sa jeunesse que raisonner est le tout de l’homme ; il ne s’est jamais douté que, pour comprendre, il faut aimer.

Un critique avait dit d’un de ses derniers livres : « C’est un ouvrage excellent, un vrai miroir de cristal ; mais il est diablement froid ! » Cet homme si distingué nous étonne, nous consterne par la frigidité de son esprit. Le démon qui le posséda n’était pas un génie du feu ; il était d’origine aquatique, il ressemblait à ces nixes, habitantes des eaux profondes, qui n’ont la forme humaine que jusqu’aux hanches et se terminent en queue de poisson. Quelquefois cependant, quand elles se mêlent à la société des hommes, elles se déguisent si bien qu’on les prend pour de vraies femmes ; mais on les reconnaît à la traîne de leur robe qui est toujours mouillée, et leurs mains pâles glacent le cœur sur lequel elles se posent.


G. VALBERT.