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ce qu’il pense ou à se déplaire à lui-même en leur disant ce qu’il ne pense pas. Si délicate, si équivoque qu’elle paraisse, sa situation ne l’embarrasse point. « Qu’allons-nous faire ? dit-il à son ami. Nous forcerons-nous à croire ? C’est impossible. Tenterons-nous d’inoculer notre rationalisme à nos paroissiens ? Ce serait fâcheux et contraire à notre devoir. Jetterons-nous le froc aux orties ? Nous serions aussi sots qu’un roi qui abdiquerait la couronne parce que le servage subsiste encore dans le pays qu’il gouverne, que le servage lui répugne et qu’il ne peut l’abolir. » Il y a toujours moyen de se tirer d’affaire. Rien n’est plus simple que de s’accommoder aux préjugés du peuple et de lui parler sa langue, la seule qu’il comprenne, en lui disant dans ce jargon qui lui plaît des choses presque raisonnables. Il faut conserver religieusement les vieilles formules et verser le vin nouveau dans les vieux vases, considérer les vieux dogmes comme les symboles des vérités spéculatives et le donner à entendre, sans toutefois s’en expliquer ouvertement. Les gens d’esprit comprendront et seront contens de comprendre, les simples ne comprendront pas, mais ils ne seront pas scandalisés. Trente ans plus tard, le pasteur Rapp fut accusé par ses paroissiens d’enseigner un catéchisme hérétique à leurs enfans, et il eut maille à partir avec son consistoire. Strauss lui reprocha de ne pas savoir s’y prendre : « C’est ta faute, lui écrivit-il en substance. Tu as voulu communiquer à ton troupeau tes propres convictions, tes idées personnelles, et tu as manqué aux devoirs comme aux bienséances de ton état. Un pasteur doit faire acte de renoncement et prêcher à ses paroissiens non sa propre foi, mais la leur, et sans consulter ses préférences, leur donner la nourriture qui leur agrée, en mêlant discrètement à leur pain une mystérieuse épice, qui en change le goût. Ainsi tout le monde sera content, et les consistoires ne se fâcheront point. » Rapp était un triste cuisinier ; il ignorait l’art d’apprêter les sauces.

Strauss ne fut pas longtemps vicaire. Il ne tarda pas à reconnaître que cette diplomatie ecclésiastique qu’il recommandait à ses amis ne valait rien pour lui-même, qu’elle ne convenait qu’aux pacifiques, aux gens d’humeur tranquille, qui ne veulent avoir d’affaires avec personne et préfèrent les douceurs de la vie à la gloire, qu’il appartenait à la race des polémistes, des batailleurs, qu’il avait un goût passionné pour les guerres de l’esprit, que non seulement il lui en coûtait peu de scandaliser son prochain, qu’il y prenait un secret plaisir, qu’il avait été mis au monde pour combattre les légendes et pourfendre les dogmes ou, comme il le disait encore, « pour faire le métier de balai ou de fouet. » Désormais, son occupation favorite sera de balayer les opinions reçues et de fouetter ceux qui les enseignent. Il avait un grand avantage sur beaucoup d’hérésiarques : sans être riche, il possédait