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en prose. Ce pauvre garçon, pris de la poitrine, a l’air de vouloir mourir ; il est à l’hôpital Necker. David, le statuaire, qui s’intéresse à lui, voudrait ravoir le manuscrit. On verrait à le faire imprimer chez Pavie, à Angers, qui l’imprimerait gratis. Il ne s’agirait que de le ravoir de vous. Qu’en avez-vous fait ? Tâchez, mon cher Renduel, de vous en souvenir ; cela réjouirait les derniers instans du pauvre jeune homme Île songer. qu’il restera quelque chose de lui.

Port-Royal va, bien qu’assez lentement ; mais je suis décidé à ne plus faire d’articles et par conséquent à suivre sans désemparer.

J’envie votre bonheur, par ce. printemps naissant, à vous qui avez fini par réaliser le vœu d’Horace et du Sage. Mille amitiés,

SAINTE-BEUVE,

Rue Montparnasse, 1 ter.


Renduel était alors retiré à Beuvron : six semaines après, il recevait la lettre suivante de David d’Angers qui lui annonçait la mort de son ami :


Monsieur,

Le pauvre Bertrand vient de mourir à l’hôpital ; il laisse une vieille mère dans la plus affreuse misère. Elle va vous écrire pour vous prier de lui renvoyer le manuscrit de son fils ; elle pourra vous envoyer en accompte (sic) la somme de cent francs, restant d’un petit secours que nous étions parvenus à lui faire donner. Sainte-Beuve et moi comptons beaucoup sur voire caractère pour nous mettre à même, en rendant ce manuscrit, d’élever un monument à la mémoire du jeune littérateur dont la vie a été si misérable. Sainte-Beuve fera une préface, et moi je ferai graver son portrait d’après mon dessin. Au moins son nom aura une petite place dans la mémoire des hommes.

Je désire que vous répondiez favorablement à la demande de la pauvre mère et vous prie de croire à ma parfaite considération et à mon entier dévouement de cœur.

DAVID[1].

Paris, 8 mai 1841.


Le malheureux Bertrand était mort, en effet, à peine âgé de quarante ans, dans une telle misère, un tel isolement que David avait dû se charger de le faire enterrer et l’avait accompagné seul au cimetière, sous une pluie battante. Renduel n’eut pas de peine à retrouver ce manuscrit, qu’il rendit, pour la somme qu’il l’avait payé, à David ; la femme de celui-ci le remit soigneusement au net et l’impression en fut confiée à l’imprimeur d’Angers,

  1. David, ici, me parait jouer un peu de la « vieille mère » afin d’apitoyer Renduel, car il écrivait, d’autre part, à Victor Pavie : « Mon bon et cher ami, je te remercie bien de ta généreuse décision à l’égard de l’impression de Gaspard de la Nuit… Quand tu auras retiré tes frais, le reste de la vente sera pour la vieille mère. La mère de Bertrand et ses parens n’étaient pas dignes de lui ; il y a là un drame de famille sur lequel il est mieux de jeter un voile. » (Victor Pavie, sa jeunesse et ses relations littéraires, Angers, 1887, p. 234. )