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Si peu de temps qu’Alfred de Musset eût fréquenté Renduel, il avait pu juger de sa puissance, et lui-même a célébré en riant l’influence mystérieuse et souveraine que le libraire exerçait dans le monde des lettres ; car c’est bien Musset qui rima de petits vers sur l’air du menuet d’Exaudet, à propos d’un des écrivains les plus extravagans de l’école, le romancier Lassailly, l’auteur de cette histoire épouvantable : les Roueries de Trialph, qui s’appellerait aussi bien l’Empoisonné dansant :


Lassailly
A failli
Vendre un livre,
Il n’eût tenu qu’à Renduel
Que cet homme immortel
Pût gagner de quoi vivre.


Le souvenir littéraire de Lassailly n’a pas duré, — si cher que se vende son étrange composition, quand on la retrouve, — et quelques curieux de littérature sont seuls à se rappeler la physionomie de ce « Jeune-France » enragé que Balzac essaya de prendre pour collaborateur, mais qui pensa mourir d’une indigestion de café en compagnie du terrible auteur de la Comédie humaine : l’association projetée fut rompue du coup.

Les moindres billets de Paul de Musset décelaient une nature élégante et fine : il les tournait avec soin, s’efforçait, même dans ses lettres d’affaires, de s’adresser à l’ami plutôt qu’au libraire. Alexandre Dumas, lui, tout rond, tout franc, tout bon garçon, n’avait pas de ces recherches ; deux mots pour dire ce dont il avait besoin, rien de plus, et sans vains témoignages de reconnaissance ou d’amitié :


Mon cher Renduel,

Me prendriez-vous des billets Dondey-Dupré à six mois pour quinze mille francs ?

A vous,

DUMAS.

Soyez assez bon, monsieur, pour me prendre [sans retard ce billet : je suis auprès du lit de ma mère qui se meurt, et je ne puis la quitter.

Mille complimens.

DUMAS.


Tels ces deux billets où le bon Dumas se peint au naturel, tels dix ou vingt autres : le peu de mots strictement nécessaires pour implorer quelque prêt ou quelque délai. Il ne pouvait être ici question d’avance, car Dumas n’eut pas de livre publié chez