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150, — lorsque surgirent des réclamations des libraires Paulin et Renouard, propriétaires d’une édition récente. En présence de leurs droits indiscutables, Renduel dut arrêter l’impression du jour au lendemain. Le pair de France ignorait-il donc ce traité antérieur ou bien faut-il penser qu’il le connaissait et qu’il avait négligé d’en prévenir Renduel ?

Pareil accident faillit arriver encore à Renduel, qui voulait toujours aller très vite on besogne, avec deux écrivains très scrupuleux cependant, mais qui avaient accueilli les propositions d’autres éditeurs et ne pouvaient pas recouvrer leur liberté d’action : c’était Pétrus Bore ! et Félicité de Lamennais.

Pétrus Borel n’avait que vingt-trois ans lorsqu’il était venu offrir à Renduel, en 1832, ce recueil de nouvelles brutales et de bizarres fantaisies dont le titre même : Champavert, contes immoraux, était si bien fait pour frapper les yeux et l’esprit. Ce fougueux champion du romantisme, échappé d’un atelier de sculpteur et entraîné par une force irrésistible vers la littérature et la politique, avait déjà publié un petit livre de poésies désespérées, dites Rhapsodies. Renduel accepta volontiers ces contes effroyables, où qualités et défauts étaient si complètement mêlés : une inspiration tour à tour terrible et touchante, une rare vigueur d’esprit et de style, une imagination puissante mais déréglée, une recherche incessante de l’horrible. Il lui paya ce volume assez bon marché, — quatre cents francs, — mais en promettant, si la vente dépassait huit cents volumes, de lui donner soixante-quinze centimes par exemplaire en surplus. Vaine clause de consolation, car le premier tirage s’écoula très lentement, malgré l’étrange surnom de Lycanthrope, adopté par l’auteur, et la terrifiante vignette adjointe au titre de Champavert.

Pétrus Borel composa encore un autre grand roman, Madame Putiphar, qu’il avait promis de donner à Renduel, mais qu’il publia chez le libraire Ollivier, après d’interminables débats entre les trois parties intéressées, l’auteur et Renduel marchant presque toujours d’accord. C’est au moment même où ces difficultés naissaient que Borel écrivit à son éditeur la lettre suivante, où il parle en si bons termes le langage de la pauvreté reconnaissante :


Mon cher Renduel,

Je vous adresse ce billet pour vous accuser réception des cinquante francs qui m’ont été donnés en votre absence par M. Roger, votre commis, et dont je ne lui avais point fait de reçu. Je tiendrai à honneur de vous les rembourser le plutôt (sic) possible, sitôt que j’aurai pu me procurer quelque argent. J’y tiendrai d’autant plus que, par le fait, vous avez moins de confiance en moi. Vous m’avez assuré que vous ne vous blesseriez point de ce que le besoin pourrait m’entraînera faire : le besoin me force à aller vendre et faire