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anglais disent même volontiers un assassin, légende absolument fausse et qu’il serait impossible d’appuyer sur aucune preuve. Quoi qu’il en soit, Saïd-Pacha a perdu la tête, et, dominé par une terreur mal définie, il a couru à l’ambassade britannique, pour y chercher un abri. Un tel acte, de la part d’un sujet quelconque du sultan, se produisant non pas dans un coin perdu de l’Asie Mineure, dans un consulat éloigné, mais à Constantinople même et dans une grande ambassade, devait produire une émotion très profonde. Tout autre que Saïd aurait perdu du coup sa popularité dans le monde musulman. Quant au sultan, il était difficile de lui faire une injure plus cruelle et certainement plus imméritée. Aussitôt des émissaires du palais, puis des ministres en exercice, des hommes investis de la confiance personnelle ou officielle du sultan, se sont présentés à l’ambassade anglaise, et, soit directement auprès de Saïd-Pacha, soit indirectement et par l’entremise de l’ambassadeur de la reine, ils ont insisté auprès de l’ancien grand vizir pour qu’il réintégrât son domicile. Saïd a résisté longtemps. Les ambassadeurs étrangers se sont réunis plusieurs fois pour traiter de la conduite à suivre dans une occurrence aussi délicate. Il était impossible de se méprendre sur l’irrégularité de la situation. Une ambassade étrangère n’est pas un lieu d’asile. Les pires dangers, les plus évidens, les plus immédiats, au milieu d’une révolte et dans le tumulte de la rue, pourraient seuls excuser une aussi grave incorrection, qui certes ne serait pas tolérée dans une capitale de l’Europe occidentale. Finalement, Saïd a consenti à quitter l’ambassade d’Angleterre et à rentrer chez lui. Il a dû prendre ses précautions ; il a certainement obtenu des garanties ; avec le sang-froid qui lui revenait, il a senti renaître sa confiance dans la parole du sultan. Son équipée restera un des épisodes les plus curieux de la période difficile que traverse l’empire turc, mais elle lui fera peu d’honneur.

Sommes-nous à la veille d’une détente en Orient ? Le retour de Saïd-Pacha dans ses foyers en est-il le signal ? Un événement beaucoup plus important encore permettrait de l’espérer, si nous n’avions pas eu déjà, à ce sujet, tant de déceptions. Le sultan, après une longue résistance, résistance à notre sens très légitime, a enfin consenti au doublement des stationnaires européens dans la Corne-d’Or. C’est un grand sacrifice de sa part, et dont il serait juste de lui savoir gré. Nous sommes heureux que cette affaire soit terminée, parce que cela permet d’en parler en toute liberté : on aurait pu craindre, auparavant, d’entraver, ne fût-ce que de la manière la plus infime, et d’affaiblir l’action de l’Europe. Le gouvernement de la République s’était engagé avec les autres dans cette affaire : il était donc prudent de se taire et d’attendre le résultat des négociations poursuivies avec le sultan. Le concert européen est un instrument trop précieux pour qu’on ne le ménage pas avec le plus grand soin. L’action des puissances ne peut