Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 132.djvu/894

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sur la tête, en gloussant un faux anglais. Puis, la représentation terminée, le cirque s’effondre comme par enchantement : les toiles repliées, les échafaudages, les charpentes, les chevaux, les clowns, les écuyères, les éléphans et les chiens savans reprennent leurs places numérotées dans les voitures, et tout disparaît. Le lendemain, dès l’aube, il ne reste plus rien de ce qui a été un spectacle bruyant, une poussée de foule, des galopades et des batailles historiques. On ne reconnaît plus même l’emplacement où s’est passée cette folie d’une heure. L’herbe de la prairie est un peu plus foulée, voilà tout. Et la vie de la petite cité où s’édifia, l’espace d’un rire, et s’évanouit, l’espace d’une cigarette, un bâtiment énorme et compliqué, reprend son cours régulier, vers les tâches favorites.

Il serait à désirer que les expositions universelles, puisqu’il faut les subir, empruntassent ces habitudes de politesse aux cirques américains. Nous ne pouvons pas exiger qu’elles mettent une pareille promptitude à s’organiser, puis à disparaître, mais nous pourrions souhaiter que, la fête finie et l’orgie éteinte, elles ne laissent au moins, de leur passage parmi nous, aucun souvenir durable et fâcheux. Malheureusement, il n’en va pas ainsi, et la coutume est qu’elles s’acharnent à prolonger, par des pérennités douloureuses et des architectures hideusement commémoratives, le mauvais rêve qu’elles ont été.

Cinq ans avant la date fixée pour l’ouverture d’une exposition, Paris est livré à la manie destructive et bouleversante des architectes. Les équipes de terrassiers prennent possession des rues et les transforment en fondrières. On abat les arbres avec rage, on éventre les squares avec fureur, ou saccage jardins et promenades. La ville saigne et pleure sous les coups de la pioche et de la cognée. Il y a des quartiers fermés à toute espèce de circulation par des barricades, des maisons bloquées par la boue et par les matériaux entassés arbitrairement, toute une population soumise, en quelque sorte, aux rigueurs d’un état de siège, souvent sans raison, et de par la seule autorité de l’architecte, car, en ces temps lamentables, l’architecte est roi, et le gâchis est son royaume. Peu à peu, des décombres, des rues rasées, des jardins déboisés, on voit surgir, l’une après l’autre, d’étranges choses, toute une architecture, barbare et folle, moitié plâtre, moitié carton, des dômes, des tours, des campaniles, des portiques, des colonnades, des temples, des hypogées, des palais on terrasses, des châteaux crénelés, jusqu’à des hangars et des granges, où tous les ordres se heurtent, tous les styles se confondent, affreux mélange d’époques ennemies, de matières disparates, amoncellement de fausse pierre, de faux marbre, de faux or, de fer imité et