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un sergent, un portier-consigne, une sentinelle, un poste de trente hommes.

Il se procura par son valet de chambre, qui circulait librement, un costume d’ouvrier charpentier, blouse bleue, pantalon bleu. Le 27 mai à 6 heures et demie du matin, il le revêt, n’emportant avec lui que les deux lettres qui ne le quittaient jamais : la dernière de sa mère et celle de l’Empereur exprimant l’espérance que le petit Louis serait digne de ses destinées, plus un poignard, étant décidé « à se tuer plutôt que de retomber entre les mains de ses geôliers et de supporter le ridicule qui s’attache à ceux qu’on arrête sous un déguisement. » Puis il se grime, dissimule la pâleur habituelle de son teint avec du rouge, élève sa taille en enfonçant des sabots au-dessus de sa chaussure, coupe sa barbe et ses favoris, prend une pipe à la bouche, met une planche sur l’épaule. Ainsi accoutré il est méconnaissable. Il va partir lorsqu’un doute subit l’assaille et l’arrête. Il dépose sa planche, s’assied, prend sa tête dans ses mains et il réfléchit. « En partant, pense-t-il, je compromets ma destinée ; ma souffrance est un apostolat, une prédication ; l’armée vient à moi, chaque bataillon envoyé ici s’en va animé de l’esprit bonapartiste ; le devoir serait de rester pour souffrir. » Mais il redresse la tête, voit le soleil brillant, au loin la campagne épanouie en sa parure printanière ; il songe à son père qu’il n’a pas embrassé depuis si longtemps et qui pour la première fois l’appelle, il se relève comme en sursaut, reprend sa planche et descend pesamment l’escalier tandis que Thélin retient les ouvriers dans une chambre voisine en leur versant à boire, et que Conneau montre au commandant, qui se présente au seuil de l’appartement, un mannequin couché dans le lit du prisonnier en lui disant à voix basse : « N’entrez pas, le prince est malade, il dort. »

Chaque fois que le fugitif rencontre quelqu’un, un ouvrier, l’officier de garde, il interpose la planche entre son visage et le regard scrutateur. Parvenu au guichet, les soldats du poste, le tambour surtout, se retournent plusieurs fois ; cependant le planton de garde ouvre la porte. « Vous ne l’avez donc pas reconnu ? lui demanda-t-on. — Je ne l’ai pas regardé, » répondit-il. Le prince, hors de la forteresse, commençait à respirer, lorsque deux ouvriers se dirigent droit sur lui, le toisent malgré la planche tournée vivement vers eux. Il se croit perdu, mais ils s’éloignent en s’écriant : « Ah ! c’est Berthoud. » Il gagne précipitamment la route de Saint-Quentin, s’arrête devant la croix du cimetière où Thélin doit le rejoindre avec un cabriolet, jette sa planche et s’agenouille. Thélin ne tarde pas à se montrer. En