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l’existence, je donnerais tout mon héritage pour une caresse de mon père. Qu’il donne à Pierre ou à Paul sa fortune, que m’importe : je travaillerai pour vivre ; mais qu’il me rende son affection, je n’en suis jamais devenu indigne et j’ai besoin d’affection. Il y a beaucoup d’hommes qui vivent très bien avec le cœur vide et l’estomac plein pour moi il faut que j’aie le cœur plein, peu m’importe l’estomac. »

Il pria un de ses vieux amis d’Angleterre, lord Malmesbury, de venir le visiter. Lui rappelant l’intervention de lord Grey en faveur de Polignac, il lui demanda s’il ne pourrait pas obtenir l’intercession de Robert Peel en sa faveur auprès de Louis-Philippe. Il lui avoua qu’il ne pouvait plus endurer la prison, qu’il ne voyait aucune possibilité de s’évader. Au bout de trois heures de causerie, Malmesbury le quitta admirant qu’ « isolé et presque oublié dans une misérable prison, il eût à ce point conservé la force de son intelligence. » Robert Peel ne se montra pas hostile à une démarche, mais Aberdeen n’en voulut pas entendre parler, et le prisonnier, renonçant à l’espoir, retourna à ses études.

Si rien ne changeait dans sa condition, celle de sa famille se modifiait. Joseph mourait sans lui laisser la compensation pécuniaire promise (1844). Jérôme, résigné à l’orléanisme, sollicitait auprès du roi et des ministres la permission de séjourner en France où sa fille était déjà établie. On lui accorda un séjour provisoire pour son fils Jérôme (juillet 1845). Il dut être pénible au jeune cousin du prisonnier d’aller, obéissant à une impérieuse bienséance, présenter ses hommages et ses remerciemens au roi dont le gouvernement tenait sous clef le chef actif de sa famille et de sa cause, son professeur d’Arenenberg. Du reste, cette apparition ne lui nuisit pas. « Tout le monde fut frappé de ses traits, de sa ressemblance avec la figure la plus populaire des temps modernes, et, ce qui vaut encore mieux, de son esprit, de son tact, de sa parfaite attitude[1]. »

Enfin le roi Louis, par un revirement souhaité depuis tant d’années, sentant sa fin prochaine désirait son fils, l’appelait, faisait des démarches pour obtenir qu’on le lui rendît, et le priait de le seconder.

Il répond aussitôt : « Mon cher père, j’ai éprouvé hier la première joie réelle que j’aie ressentie depuis cinq ans, en recevant la lettre amicale que vous avez bien voulu m’écrire… Combien je suis heureux de savoir que vous me conservez toujours votre tendresse ! Je suis bien de votre avis, mon père ; plus j’avance

  1. Thiers au roi Jérôme, 13 juillet 1845.