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situation exercent sur nous pour oser vous dire que jamais nous ne reconnaîtrons d’autre souverain que le peuple. Cette souveraineté nous paraît incompatible avec celle d’un homme ; aucun miracle, aucune personnification du génie populaire dans un seul ne nous prouvera le droit d’un seul. Vous ne vous seriez pas assis au milieu de nous sans avoir à nous combattre et à nous réduire… Ne vous faites pas d’illusions : ils sont tous inquiets et sombres autour de moi, ceux qui rêvent des temps meilleurs. »

Les républicains bourgeois, à la suite de Ledru-Rollin et de Godefroy Cavaignac, refusèrent même une neutralité bienveillante. Ils voyaient derrière un Napoléon deux faits qui leur étaient également odieux : la défaite du jacobinisme et l’Empire, c’est-à-dire la restauration d’une hérédité. Le prince eût peut-être pu se les concilier en professant l’admiration de Robespierre et en reniant l’Empire de son oncle, c’est-à-dire en se reniant lui-même. Il offrait une transaction : on lui imposait l’anéantissement.

Avec les années cependant, les cours de son université lui parurent un peu longs. Il ne s’en plaignit pas d’abord : « Si l’on m’offrait l’exil, en échange de la situation qui m’est faite actuellement, je refuserais parce que ce serait une aggravation de peine. Plutôt être prisonnier en France que libre à l’étranger. Avec le nom que je porte, il me faut l’ombre d’un cachot ou la lumière du pouvoir. » Mais le silence et l’oubli se faisaient de plus en plus sentir autour de lui ; l’hiver surtout, quand les brumes glacées lui interdisaient la promenade du rempart, la prison lui devenait de plus en plus la mort dans la vie.

L’homme politique restait inébranlable. « Je crois à la fatalité. Si mon corps a échappé miraculeusement à tous les dangers, si mon âme s’est soustraite à tant de causes de découragement, c’est que je suis appelé à faire quelque chose. » - « Je vous rendrai cela aux Tuileries », répondait-il à l’une de ses visiteuses. — « Quand je serai empereur, disait-il au curé tout simple de Ham, l’abbé Tirmache, je vous ferai évêque[1]. » L’homme affectueux n’éprouvait pas la même impassibilité : il souffrait de l’étouffement du cœur plus que de la privation de l’air libre. L’indifférence et le mépris qu’impliquait le silence obstiné de son père lui étaient une cuisante douleur.

« Mon Dieu, aujourd’hui que j’ai dépensé presque toute ma fortune pour soutenir dans le malheur les hommes dont j’ai compromis

  1. De Ham, 13 janvier 1841, 18 avril 1843. Et en effet, quelques années plus tard, un beau jour, le bonhomme reçut une belle lettre, cachetée aux armes impériale, lui annonçant qu’il était nommé évêque et aumônier des Tuileries.