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polie, simple, confiante avec elle, respectueuse avec leurs maîtres. Les deux enfans, également charmans, ne se ressemblaient pas : l’aîné d’un tempérament vigoureux, expansif, bruyant, joueur, le cadet silencieux, souvent pensif et immobile au milieu de ses jouets. Parfois il lançait d’un ton doux de gracieuses et poétiques reparties. Joséphine, à cause de son aimable humeur, l’appelait : Oui ! oui ! Elle l’idolâtrait.

Souvent on le conduisait avec son frère déjeuner aux Tuileries. Dès que l’Empereur entrait, il venait à eux, les prenait avec ses deux mains par la tête et les mettait ainsi debout sur la table, au grand effroi de la mère, à laquelle Corvisart avait dit que cette manière de porter un enfant était très dangereuse.

Sa première émotion sérieuse fut en 1815. Sa mère l’avait mené auprès de son oncle à la veille de partir pour l’armée. À peine introduit par le grand maréchal Bertrand, le petit prince s’agenouille devant l’Empereur, cache sa tête dans ses genoux et se met à sangloter. « Qu’y a-t-il, Louis, et pourquoi pleures-tu ? L’enfant ne répond que par ses larmes. Enfin il dit : — Ma gouvernante vient de me dire que vous partiez pour la guerre ; n’y allez point, n’y allez point. — Et pourquoi ne veux-tu pas que j’y aille ; ce n’est pas la première fois que j’y vais ne pleure pas ; je reviendrai bientôt. — Mon cher oncle, les méchans alliés vous tueront. Laissez-moi aller avec vous ! L’Empereur prit l’enfant sur ses genoux et le pressa sur son cœur, puis après l’avoir rendu à sa mère, il se retourna vers le grand maréchal, attendri. « Embrassez-le, maréchal ; il aura un bon cœur et une âme élevée. Il sera peut-être l’espoir de ma race. »

Sa seconde émotion fut, après les Cent-Jours, la séparation d’avec son frère aîné qu’il adorait. En 1813, Louis avait quitté l’Autriche et s’était rapproché de l’Empereur, toutefois sans se réconcilier avec sa femme, à laquelle il demanda de lui remettre un de ses enfans, l’aîné : à cette condition il lui laisserait la liberté et le second de ses enfans. Hortense refusa. L’Empire tombé. Louis s’adressa au tribunal de la Seine pour l’y contraindre. L’affaire se débattit avec grand éclat par deux illustres avocats du temps : Tripier pour le mari et Bonnet pour la femme. Celui-ci invoqua un argument des plus imprévus. Rappelant que, par des lettres patentes, Louis XVIII avait octroyé le duché de Saint-Leu à l’ex-reine de Hollande et à ses descendans, il s’écriait : « Tout est terminé par cet insigne bienfait qui a trouvé des cœurs reconnaissans. Que penser de cette indiscrète réclamation qui tend à faire un étranger du jeune duc de Saint-Leu, à l’enlever à sa mère, à sa patrie, à son roi ! »