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que pour l’accomplir il suffit d’une frêle ritournelle ; et le paganisme, et Rome, et tout le vieux monde s’écroule au souffle d’un chalumeau de berger. Contre ce souffle grandissant, en vain se raidit la fière patricienne. À chacun de ses mépris répond une plus forte et plus impérieuse leçon. Puis, reprend la voix : puis, quand ils l’eurent condamné, Au Golgotha Jésus fut emmené. Qui donc, ayant lu de telles pages, refuserait encore à Gounod la dignité, la sublimité même du style religieux ? Il n’est pas en musique de plus beau crucifiement. « Lorsque je serai élevé, j’attirerai tout à moi. » C’est en s’élevant aussi que la voix de Polyeucte attire tout à elle. Elle s’élève lentement, et de sa lenteur même sa puissance d’attraction ne fait que s’accroître. Chaque note plus haute est plus forte et plus éclatante. L’orchestre au contraire s’assombrit. Des triolets désemparés s’y traînent à travers les ténèbres. Mais la voix monte, monte toujours, jusqu’à ce que sur ces mots : Et les cieux mêmes ont pleuré, le souffle et les notes lui manquant à la fois, elle touche au faîte, en retombe et se brise. Gounod, les variantes de son manuscrit en témoignent, a cherché longtemps cet admirable cri. Une autre fois, une seule, il en a retrouvé l’éloquence. Dans le recueil inédit de ses pensées, j’ai lu cette exclamation : « L’homme a coûté Dieu ! Et Dieu ne coûterait rien à l’homme ! » Il semble que le mouvement, le transport soit le même, et qu’en ce peu de mots comme en ce peu de notes on entende éclater à la fois toute la reconnaissance et toute l’horreur de l’homme qui a coûté Dieu.

En ses deux oratorios jamais Gounod ne fut plus pathétique ; à diverses reprises il fut encore plus touchant. Rédemption et Mors et Vita ne sont ni des œuvres totales, ni des œuvres grandioses. Il arrive qu’elles faiblissent et qu’elles ploient : avec grâce sans doute, mais enfin elles ploient. Elles sont moins les monumens de la foi robuste que de la piété tendre, et si le temps vient à les ruiner un jour, leurs ruines mêmes n’auront rien de sévère, encore moins de terrible. Mors et Vita ! tandis que ce titre seul, les deux mots qui le composent, l’ordre dans lequel ils se suivent, tout annonce une pensée puissante, l’œuvre même ne trahit guère qu’un sentiment souvent profond et plus souvent exquis. L’un des plus beaux épisodes en est bien connu : c’est Judex. Il se compose d’une phrase deux fois exposée : par l’orchestre seul d’abord, puis par l’orchestre auquel les chœurs se sont unis. Cette phrase est la phrase de Gounod par excellence ; c’est à peu de chose près une phrase du prélude de Faust élargie démesurément, enveloppant d’une plus noble courbe un espace plus large et plus rayonnant. On reconnaît jusqu’à l’accompagnement : les triolets réguliers