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éblouissantes, des choses de pourpre et d’or, comme le chœur des prétendans ou celui des servantes infidèles. Philémon et Baucis est d’un trait plus léger et d’une saillie moins vive. Il en restera toujours une silhouette, un profil, quelques mouvemens d’une grâce exquise, et dans le fond d’un paysage antique des bacchantes qui chantent et bondissent sur le coteau.

Plus que tout autre ouvrage de Gounod, Mireille a souffert des hasards du théâtre, des répétitions d’abord, des reprises ensuite. Le musicien n’aura jamais vu qu’en esprit sa Mireille idéale, la tendre et fière magnanarelle qu’il était cependant allé, tant il l’aimait, chercher dans sa patrie et presque jusqu’en sa maison. Ce n’est pas seulement d’après le poème, c’est auprès du poète lui-même que Gounod voulut composer sa partition.


« Je le tiens enfin, — écrivait-il le 12 mars 1863, — je le tiens enfin, ce beau et bon Mistral tant rêvé, tant cherché et tant désiré. Maillane ! Un jour Maillane voudra dire Mistral, comme les Charmettes ou Vevey veulent dire Jean-Jacques… Je trouve en Mistral tout ce que j’y attendais, le poète dans le berger antique, dans l’homme de la nature, dans l’homme de la campagne et du ciel. »


Pendant deux mois Gounod lui aussi fut cet homme-là. Caché dans le village de Saint-Rémy, près de Maillane, il habitait une petite chambre d’auberge, blanche et propre, qui s’ouvrait au soleil couchant. Hormis le jeune organiste de l’église, qu’il avait fait le confident et le gardien de sa solitude, nul ne le connaissait que sous le nom de M. Charles. Chaque matin et pour tout le jour il sortait. Il allait chercher les premiers parfums et les premiers rayons, interroger les vallons, les montagnes et la plaine. À toute la nature de Provence il demandait de lui parler de Mireille et de la lui chanter. Après une semaine de promenade il se mit à l’œuvre : « Je viens de brouter le pays, disait-il, maintenant il faut traire la vache. » Dans la retraite et le silence, le travail lui fut une joie.


« Je ne sais, — écrit-il, — si mon travail a changé en lui-même ; je ne suppose pas qu’il soit d’autre nature, puisque, mes facultés étant les mêmes, ce qui en émane doit être le même aussi. Mais ce dont je suis frappé, c’est le mode de formation tout autre selon lequel se produit ma pensée. Je pense, je cherche sans aucun doute, mais les choses s’engendrent en moi avec une douceur et une tranquillité d’opération que je ne me connaissais plus depuis ma première jeunesse. Il y a travail et il n’y a pas effort pénible. Il y a réflexion, observation, méditation, mais il n’y a pas de crises douloureuses… En somme, si je ne me trompe pas, je n’ai pas encore eu une possession aussi tranquille de ce que j’écris. L’instrumentation elle-même me paraît présenter avec précision et clarté ; je tâche d’entendre tout ce qu’il faut et de n’écrire que ce que j’entends, et dans la paix où je suis, il me semble que j’ai l’oreille meilleure et plus sûre. »