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tout en larmes. Je lui sautai au cou en lui disant : « Oh ! mon cher Berlioz, venez montrer ces yeux-là à ma mère ; c’est le plus beau feuilleton qu’elle puisse lire sur mon ouvrage[1]. » Les larmes de Berlioz ne s’étaient pas trompées. Lui qui devant un tel dénouement avait le droit d’être difficile ; lui, l’adorateur de Gluck dont certes les héroïnes savent mourir ; lui qui déjà portait peut-être en sa pensée les nobles adieux de Didon, il pouvait saluer en Sapho la sueur de ces sublimes mourantes.

On dit toujours : les stances de Sapho. On a tort d’oublier tout ce qui les prépare, tout ce qu’elles ne font que couronner. De l’heure dont parle Dante, de l’heure triste à ceux qui s’en vont sur la mer et à ceux qui les regardent aller, jamais la musique n’a mieux dit la tristesse. Il n’y a rien chez Gluck de plus grand ni de plus morne que la mélodie qui, sur un accompagnement égal, sur des basses profondes, traîne chaque syllabe de ces deux vers :

La mer et le vaisseau vont emporter ma vie
Et je viens assister à ma propre agonie.


Puis c’est l’anathème de Phaon sur l’amante qu’il croit infidèle : O Sapho, sois trois fois maudite ! et l’admirable réponse de Sapho : Sois béni ! Le texte porte : Sois béni par une mourante ! Mais le musicien, et cela est un trait de génie, le musicien a détaché les deux premiers mots du vers, et les jetant seuls d’abord au-devant de la malédiction injuste, il en a fait la brusque réplique, sublime par cette brusquerie même, de la bénédiction, de la miséricorde et de l’amour. Taine encore aurait pu dire ici de la Sapho de Gounod ce qu’il disait de l’Iphigénie de Goethe. Sapho, même en ce moment, est toujours « la statue antique, l’Ariane ou la Pallas aux grands yeux fixes ; nul raffinement, nul amollissement n’a dérangé un pli de sa stole ; la culture et l’œuvre de la civilisation n’ont point amoindri la force de sa beauté sculpturale… mais un sourire d’une douceur inconnue est venu se poser sur ses lèvres ; la résignation, l’abnégation, toutes les noblesses de la conscience ont agrandi la portée de son regard. »

Et d’où vient cette expression nouvelle et cette beauté morale encore ignorée ? De la chose la plus simple du monde : un accord inopiné de septième, inopinément résolu. Mais comme il est bien ici, l’accord de septième, celui que Bettina Brentano définissait un jour l’accord libérateur ! Comme il délivre en effet cette âme de femme ! Comme il l’affranchit de toute haine et de toute

  1. Mémoires d’un artiste.