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possible, et que ce n’est pas la leur. Quand cette démonstration aura été faite pour tout le monde, les modérés reviendront au pouvoir avec une force qu’ils n’ont pas eue depuis longtemps. — Je vote pour vous, a déclaré M. Deschanel à M. Bourgeois : vous avez été le fossoyeur de la concentration, vous serez celui du radicalisme ! — Voter pour M. Bourgeois après un pareil discours était aller un peu loin. M. le président du Conseil a tenu à s’en expliquer, et c’est alors qu’il a laissé apercevoir toute sa pensée. Il a désavoué sans ambages le programme des socialistes. — Ce programme, a-t-il dit, n’est pas le mien ; je ne l’ai jamais pris à mon compte ; je ne lui ferai aucune concession. — Pendant que M. Bourgeois parlait de la sorte, les socialistes l’applaudissaient en ricanant comme pour donner à croire qu’il y avait là une simple comédie. Mais M. Bourgeois était sincère : il est radical, il n’est pas socialiste. Il est aussi opportuniste. Il n’ignore pas qu’on ne doit faire en politique qu’un pas après l’autre, et que qui ne sut se borner ne sut jamais gouverner. Aussi n’a-t-il inscrit dans son programme qu’un certain nombre des réformes les plus chères à son parti. Il ne s’est pas engagé au-delà, il a tenu à le dire. Et, au total, ces réformes sont-elles si effrayantes ? Le principe en a traîné partout : elles ont été promises par tout le monde. En écoutant M. Bourgeois, la majorité croyait entendre d’autres ministres auxquels elle était habituée. Il lui semblait que rien n’était changé, ou du moins peu de chose. Elle reconnaissait, comme dirait M. Jaurès, de très vieilles chansons qui l’avaient souvent bercée. Le radicalisme du Cabinet s’effaçait devant la banalité de son langage. La concentration semblait se reconstituer peu à peu autour de radicaux pour rire et vraiment accommodans. Après tout, si M. Bourgeois fait la même politique que ses prédécesseurs, pourquoi pas M. Bourgeois aussi bien que ceux-ci ? Si M. Deschanel a dit vrai, qu’avons-nous à craindre ? Plus M. Bourgeois parlait, et plus l’incertitude des consciences augmentait. Elle a été à son comble au moment du scrutin. — Je ne suis pas des vôtres, avait dit M. Bourgeois aux socialistes. — N’importe, ont répondu ceux-ci ; nous votons pour vous. — Vous êtes contre moi, disait-il à M. Deschanel ; ayez la franchise de voter en conséquence. — Du tout, répondait l’orateur du centre ; j’ai mon idée et je vote pour vous. — Tout cela est bien ingénieux, mais que peut comprendre le pays à ces roueries parlementaires ? Que peut penser l’électeur de province, le bon et simple paysan, lorsqu’on lui montre, au dépouillement du scrutin, M. Deschanel d’accord avec M. Jaurès ? Quelle indéchiffrable énigme pour lui ? La seule conclusion qu’il en tire est que ce ministère, en somme, n’est pas si mauvais qu’on le dit puisqu’il satisfait tout le monde, et que les plus modérés n’éprouvent aucun scrupule non seulement à le laisser, mais à le faire durer.

Le plan politique et parlementaire de M. Bourgeois commence donc