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tournaient vers le centre comme pour lui dire : — Ah ! vous avez cru nous embarrasser en nous mettant en contradiction avec nous-mêmes ? Vous avez pensé que nous avions des principes et que nous y tenions ? Parce que nous avons combattu autrefois les lois contre les anarchistes, vous vous êtes imaginés que nous n’aurions rien de plus pressé que d’en exiger le retrait ? Détrompez-vous. Nos principes sont des armes de guerre contre un ministère qui nous déplaît : nous les mettons de côté quand le ministère nous convient. Nous sommes aujourd’hui ministériels, et nous le ferons voir. C’est à M. Bourgeois à juger ce que la situation comporte. Quant à nous, simples soldats, nous sommes résolus à le suivre aveuglément : notre docilité assure son existence. — Le centre, il faut l’avouer, a paru tout désorienté en présence d’aveux aussi dénués d’artifice. Pendant quelques instans l’assemblée a été complètement désemparée. Personne ne reconnaissait plus son voisin. M. Bourgeois en a profité pour adresser à la majorité de la veille un appel qui n’a pas été relevé sur l’heure. Au lieu de ces attaques mesquines, indirectes, poussées de biais et sans franchise, il a invité les modérés à une discussion plus haute et plus digne. A un programme, il a demandé qu’on en opposât un autre. Si on n’est pas partisan du gouvernement radical, il faut dire pourquoi, et le dire de manière à ce que le pays entende et comprenne. Ces explications loyales assurent la dignité et la force du gouvernement parlementaire. M. Bourgeois avait raison, et la vérité nous oblige à reconnaître que, dans cette journée, l’avantage lui est resté.

Mais peut-on refuser à un parti le droit de choisir son heure ? M. Bourgeois, qui prend si bien son temps pour abroger des lois que ses amis traitent de scélérates, ne saurait trouver mauvais que ses adversaires prennent aussi le leur pour lui livrer bataille sur un bon terrain. Et puis, il y a en ce moment, parmi les modérés, un sentiment très répandu : c’est qu’il ne faut pas, quand même on le pourrait, renverser tout de suite le ministère. Ceux mêmes qui jugent dangereuse l’expérience d’un gouvernement radical, et qui regrettent le plus vivement qu’elle ait paru indispensable, sont d’avis, puisqu’on a voulu la faire, de la pousser jusqu’au bout et de l’épuiser en une seule fois. Si le ministère Bourgeois venait à tomber après quelques jours ou quelques semaines, on ne manquerait pas de dire que les modérés, après avoir manifesté leur propre impuissance à accomplir les grandes réformes, ont méchamment empêché les radicaux de les réaliser. Le parti radical est en minorité dans le pays comme dans la Chambre. Ce qui fait sa force, c’est qu’on ne l’a pas encore essayé au pouvoir. La critique lui a toujours été facile, et il n’y a jamais été livré lui-même. Il parle aux imaginations, et s’il effraie les unes, il éblouit et séduit les autres. Le moment est venu pour lui d’agir, comme l’a dit M. Bourgeois, et, quoique ses amis le supplient de le faire le moins possible