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par un membre du parti radical : mais presque aussitôt des interventions s’étaient produites pour calmer des ardeurs aussi dangereuses et les radicaux avaient résolu de se tenir tranquilles. L’abrogation des lois contre les anarchistes a été proposée par M. Julien Dumas, qui est un rallié. L’attaque, venant de lui, changeait de caractère : il était facile de prévoir qu’elle n’aboutirait à aucun résultat. Aussi bien, le seul but que se proposait M. Dumas était-il d’embarrasser à la fois le gouvernement et ses amis. Il s’agissait plutôt d’une petite taquinerie que d’une bataille sérieuse. Ce n’est pas, à notre avis, avec des armes aussi légères qu’il convient d’attaquer le cabinet radical. M. Bourgeois n’a pas eu beaucoup de peine à échapper au piège un peu trop apparent qu’on lui tendait. Il a dit que les lois contre les anarchistes, œuvre des circonstances, n’avaient jamais eu dans sa pensée qu’un caractère provisoire. Après les avoir amendées, il les a lui-même votées autrefois, ce qui le mettait à l’aise pour en parler avec mesure. Le jour viendra de les abroger ; mais est-il venu ? Il ne le pense pas : aussi n’a-t-il pris, dans son programme, aucun engagement à cet égard. La Chambre actuelle doit durer encore pendant près de deux ans et demi : avant de se séparer, elle fera bien de rapporter des lois qui auront alors produit tout leur effet ; mais le temps ne lui manque pas, et M. Bourgeois estime qu’elle a dès aujourd’hui à faire des choses plus pressées. Enfin, il a laissé échapper la déclaration qu’il n’y avait pas actuellement à la Chambre une majorité favorable à l’abrogation, ce qui équivalait à reconnaître qu’il n’y avait pas une majorité radicale. Mais s’il n’y a pas une majorité radicale, pourquoi avons-nous un gouvernement radical ? Lorsque M. Bourgeois assignait une date indéterminée au retrait des lois contre les anarchistes, il voulait dire sans doute que l’heure de les abroger sonnerait dès que lui-même ne serait plus ministre. Alors, radicaux et socialistes réclameront à grands cris ce qu’ils auront négligé de faire pour leur propre compte, quand ils le pouvaient. Ils refuseront d’attendre un jour de plus. Ils accableront d’invectives ceux qui essaieront de leur résister ou seulement de les faire attendre. On reprochait autrefois à l’opposition d’exiger du gouvernement qu’il appliquât ses principes, tout en se réservant d’en appliquer elle-même de très différens, et même de tout à fait opposés, si elle arrivait jamais aux affaires. Et cependant, cette prétention pouvait se soutenir en bonne logique. Mais que penser d’un parti qui applique au pouvoir les principes de ses adversaires, et se réserve de leur demander d’appliquer les siens lorsque la roue de la fortune les aura ramenés aux affaires ? N’est-ce pas le monde renversé ?

L’attitude de l’extrême gauche pendant que M. Bourgeois faisait ces déclarations imprévues était des plus intéressantes à observer. Jamais elle ne s’était montrée aussi joyeuse. Radicaux et socialistes se