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à tous ceux qui ne sont pas de la localité. Il est en continuelle transformation, changeant d’une saison à la saison suivante ; chaque hiver on y constate, comme dans Paris même, de nouveaux embellissemens. Ce qui le caractérise c’est la complication. Le surchauffement de l’existence, le détraquement des nerfs, la fièvre des cerveaux s’y traduisent par la hardiesse des métaphores et l’imprévu des tropes. C’est du Marivaux exaspéré, et plus souvent du Mascarille. Les sous-entendus en sont une des grâces les moins contestables. Les personnes qui possèdent la clé de ce langage ont l’esprit continûment tourné vers le double sens grivois des mots. Cela d’ailleurs sans préjudice des mots crus et des gros mots. On y appelle les choses et les gens par les termes dont on les désigne sur les boulevards extérieurs et dans les bals de barrière. C’est pourquoi ceux qui fréquentent peu dans ces endroits ont parfois des hésitations et voudraient recourir au dictionnaire. Je ne nie pas du reste que l’auteur dramatique n’ait le devoir de faire parler à ses personnages la langue qu’ils parleraient dans la vie réelle. Cela nous renseigne sur l’essence de cet esprit parisien dont nous sommes fiers, et que, je le crains, la province nous envie. Ici, le dernier mot de l’élégance et du raffinement, c’est le raffinement dans la grossièreté.

Le théâtre parisien n’est pas incompatible avec la morale. Il en a une, que les auteurs ne se contentent pas d’y laisser comme enfermée, mais qu’ils prennent soin de dégager et de formuler. Car s’ils nous présentent des tableaux plutôt frivoles et des images plutôt décolletées, ce n’est pas, comme on pourrait croire, pour satisfaire une curiosité vaine ou malsaine, c’est pour nous exhorter au bien. S’ils nous montrent ce monde tel qu’il est, avec complaisance, mais sans atténuations, c’est pour le flétrir. M. Donnay ne flétrit pas beaucoup ; ce n’est pas sa manière. Au moment où il va nous livrer sa philosophie, une sarabande joyeuse envahit la scène et lui coupe son effet. Il a néanmoins à l’adresse de ses pantins et de ses fantoches des mots sévères. Chez M. Lavedan le parti pris de moraliser est très sensible. Tous les reproches qu’on peut adresser aux viveurs et à leurs historiographes, il les exprime au cours de sa pièce, avec force et sincérité. Au dernier acte Mme Blandain, dans un morceau d’une âpre éloquence, dénonce le vide de cette vie absurde et donne à ses amis leur vrai nom : ce sont des voyous. Cela est très bien dit. On s’étonne seulement que ce soit Mme Blandain qui le dise. On est surpris que ces belles idées aient pu germer dans sa pauvre cervelle. Évidemment elle manque d’autorité. Peut-être aussi faut-il craindre que les personnes qui viendront entendre Viveurs n’y soient pas venues précisément dans l’intention d’être édifiées, qu’elles ne soient pas dans les dispositions les meilleures pour goûter une leçon de morale, que la tirade de Mme Blandain ne leur fasse l’effet d’un sermon et que dans leur langage irrespectueux elles ne qualifient ce sermon d’être « rasant ». Elles auront tort. Mais au théâtre ce ne