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eux-mêmes. Nous bâtissons sur le sable, l’édifice est régulier, bien fait, de façon qu’il se soutient pour ainsi dire par son propre poids, mais à chaque instant on le sent branler… Ce principe solide et ardent qui fait subsister les États et les individus pourrait bien nous manquer.


C’est le même bon sens qui lui fait craindre pour ses amis l’excès de ce qu’on appellera plus tard l’esprit critique. « Il faudrait, à la fin, qu’il sortît un résultat de cette double faculté d’avoir tort et d’avoir raison que nous sommes si heureux d’avoir découverte. » Avec quel tact féminin elle insinue ses craintes à M. Guizot ! « Il me semble que l’âme est un peu fatiguée quand on lui présente toujours les deux points de vue à la fois, le bien et le mal de chaque opinion… Je ne vous demande pas l’injustice, je la déteste ; je vous demande de ne pas me donner toujours à la fois la conviction et la restriction. Je crois que cette habitude est une des choses qui énervent et affaiblissent les éducations modernes : elle ne donne pas la vraie modération, celle qui va au bout d’un sentiment et ne revient sur ses pas que par respect pour un autre. »

A voir une intelligence si fort élargie, on peut conjecturer à coup sûr qu’une grande douleur l’a creusée. Mme Broglie avait perdu en 1832 sa fille ainée, âgée de quinze ans. Cette plaie, qui ne devait plus se fermer, détermina une révolution profonde dans son âme. Les rumeurs et les contrariétés de la politique reculèrent dans le lointain. « On n’est guère contrarié quand on n’a plus de bonheur. » Femme du ministre des affaires étrangères, la pauvre mère devait remplir ses devoirs de situation. Elle avait dit tristement : « La vie s’arrange très bien avec le malheur : je ne conçois pas qu’on change tout comme si c’était un hôte inaccoutumé. » Mais elle écrivait à une amie : « Il y a un tel contraste entre l’extérieur de ma vie et l’intérieur de mon cœur que, par momens, cela me semble insensé. Je ne puis que trembler quand je cesse de souffrir. » — À ce cœur dévasté, il fallait un autre secours que les satisfactions légères de la fortune et de la réussite politique des siens : les sentimens religieux l’envahirent tout entier.

Ils avaient toujours été très fermes chez la jeune femme, ils perçaient dans ses lettres ; à partir de ce moment, elles en sont presque exclusivement remplies. C’est une piété d’une nuance particulière, et, si l’on ose dire, d’une admirable qualité. Rien qui ressemble au mysticisme chez Mme de Broglie ; nul ne taxera d’exaltation sa force tranquille ; et le mot de dévotion ne conviendrait pas à cette foi protestante, qui vit de sa substance propre avec peu de pratiques. Encore est-on embarrassé de ramener cette piété à une confession déterminée, tant les différences