Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 132.djvu/703

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’apporter avec vous un morceau de métaphysique de M. de Rémusat sur la terre, que M. Doudan désire lire, et de prendre chez notre portière la traduction des tragiques grecs de M. Artaud et un sermon de M. Gaussen à mon adresse. » Plus tard, elle mandera de Broglie à ses enfans qu’on y lit avec intérêt ce même Guizot. « La leçon sur les municipes nous avait paru un peu sévère, mais celle d’hier sur l’Eglise nous a parfaitement amusés. Il y a une lettre de Sidoine Apollinaire qui est la plus originale du monde… M. Lebrun nous a lu l’Œpide-Roi (pas en grec) ; cela nous a tous ravis. Mais après, nous nous sommes pris de querelle pour la famille des Labdacides. » Le monde qui se meut autour de Mme de Broglie et de M. de Barante fait une large part aux plaisirs de l’intelligence ; il les cherche très haut, il craint de les abaisser et n’a nul souci de les rajeunir. Ce milieu d’ancienne et forte culture, difficilement pénétrable à tout ce qui n’est pas accepté par le goût classique, a plus d’une ressemblance avec Port-Royal ; il prolonge dans notre siècle cet îlot d’une haute pensée particulière.

La politique, dont la duchesse s’était déprise pendant les dernières années de la Restauration, retrouve naturellement un peu de faveur après 1830. On est au pouvoir, M. de Broglie est ministre. Nous voilà loin des jours lamentables d’antan. « La cause est admirable… Le pays est bien tranquille, bien heureux, et je crois que nous devons être satisfaits du présent et de l’avenir. » Ce méchant M. Thiers ramène les mauvais jours : « La politique est devenue le passe-temps d’un certain nombre de personnes. Ah ! le vilain monde que ce monde politique ! » Disons-le vite : il ne faudrait pas juger sur ces boutades un esprit assagi, qui ne s’ouvrait plus aux illusions ni aux désillusions très vives. Bientôt reparaît dans la fille de Mme de Staël cet « inexorable bon sens », dont Victor de Broglie disait justement qu’il subsistait chez sa belle-mère sous les coups de tête de l’enthousiasme. Des sommets du pouvoir, la duchesse ne tarde pas à voir très clair dans le pays.


Cette Chambre, comme le pays, est un collier de grains de mille couleurs dont on a coupé le fil… Il me paraît que l’indifférence du public est absolue : c’est une indifférence de fond et universelle, non pas pour tel gouvernement, mais pour tous, c’est un désabusé de toutes les formes, de toutes les promesses. Il semble que le pays sache qu’on ne lui fera jamais ni grand bien ni grand mal ; que les menaces ne s’exécutent pas plus que les promesses ne se tiennent, et que son premier intérêt c’est d’être tranquille, pour que chacun vaque à ses affaires. Au reste, ni amour du présent, ni haine du passé, ni foi dans l’avenir… Notre ordre social pose sur lui-même, il n’invoque rien de supérieur, et ceux qui nous gouvernent n’ont leur recours qu’en