soit dit sans ironie. Il faut admirer sur toutes choses le don divin, la puissance de vie. Si l’on ajoute aux livres de Mme de Staël sa dépense quotidienne de sève, on demeure émerveillé d’une opulence de vie qui fut rarement égalée ; abasourdi aussi, comme le voyageur transporté dans la forêt de Ceylan ; et, comme lui, on se dit qu’il fera bon respirer, au retour, le faible arôme des violettes tapies sous nos maigres bois.
Cette personne incomparable trouvait le temps d’être mère et de diriger l’éducation de ses enfans ; avec un abandon de cœur contagieux, avec une haute sagesse, car elle ne cessait de les prémunir contre l’excès d’imagination qui ne lui avait pas donné le bonheur, contre les agitations de la politique qui avaient empoisonné sa vie. Ses enfans lui gardèrent une tendre vénération ; la fille, si différente d’humeur, parlera toujours de sa mère avec plus d’amour encore que de fierté.
Toute belle de visage et d’âme, telle que nous la montrent le portrait de Gérard et la Correspondance, riche, accomplie, mêlée de bonne heure à ce qu’il y avait de plus qualifié dans la société européenne, la petite-fille de M. Necker ne pouvait manquer de faire un grand établissement. Sur ses dix-sept ans, en 1814, elle fut recherchée par le duc Victor de Broglie. Il s’est peint au naturel dans le premier volume de ses Souvenirs : esprit sérieux et concentré, détaché par son sens critique des choses qu’il observait et de celles mêmes qu’il faisait. Il faisait de la politique, comme un mineur extrait du charbon, parce qu’il est né sur le bord du puits de mine ; son opposition de modéré mécontent l’occupa sans le passionner, sous la Restauration, et il semble que la prise du pouvoir ne lui fit ensuite qu’un médiocre plaisir. Il avait servi l’empereur sans attachement, il allait servir sans illusion des expédiens auxquels ne croyait guère le républicain de raison qu’il était tout au fond. — « Mes sentimens étaient sains, mes intentions droites, mes opinions sensées… J’appartenais de cœur et de conviction à la société nouvelle, je croyais très sincèrement à ses progrès indéfinis ; tout en détestant l’état révolutionnaire, les désordres qu’il entraîne et les crimes qui le souillent, je regardais la Révolution française prise in globo comme une crise inévitable et salutaire. En politique, je regardais le gouvernement des États-Unis comme l’avenir des nations civilisées, et la monarchie anglaise comme le gouvernement du temps présent ; je haïssais le despotisme et ne voyais dans la monarchie administrative qu’un état de transition. » — Dans le monde, on le jugeait distrait, sauvage. Mm# de Staël lui prêchait la sociabilité, et elle-même, peu endurante, passait sa plume au travers du