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eux-mêmes sont debout. Ce voisinage intime des conseillers et du ministère public, cette alliance créée par la fonction et l’uniforme, par les mœurs et les traditions, fortifient les soupçons de notre juré à l’égard des deux magistratures. Ne croit-il pas d’ailleurs, si la session comprend une affaire de presse, un procès politique, que ce président et cet avocat général vont se révéler à lui comme des « agens politiques, » « instrumens du pouvoir, » pliés et façonnés par leur éducation ou même « contraints directement au zèle le plus domestique » ?

Et ce jeune avocat qui, perdu dans ses manches, sautille d’un air vif devant la haute cheminée, que pense sur son compte notre ombrageux juré ? Du mal, beaucoup de mal ! Ce frais stagiaire qui va plaider d’office, gratuitement, cela va sans dire, et, tremblant sous sa robe, se donne un air de crânerie : n’est-il pas « le mensonge même, le mensonge insinuant, tentateur et intéressé ! »

Notre juré se tient donc en garde contre tout le monde, et c’est avec un sentiment de visible méfiance qu’il écoute l’allocution du président.

Dans la suite de celle étude, nous allons voir le débat s’engager. Alors, peut-être, ce juré qui, à présent, n’est à personne, et que toute apparence de mainmise officielle sur sa conscience droite fait cabrer et rend indomptable, ce juré appartiendra « à qui saura le prendre », aux circonstances, à de futiles conjonctures, au mot bien ou mal dit, aux murmures de la foule, au vent qui arrive du dehors, à ces hasards perfides que le théâtre des Assises met en jeu. Sous son air renfrogné il veut être séduit, et nous verrons comment la séduction s’opère, parmi les incidens de l’enquête tumultueuse où celui qui voudra gagner ces juges incertains songera moins à les instruire qu’à bien connaître leurs goûts et leurs faiblesses ; songera surtout à démêler le petit fait insignifiant qui, à leurs yeux de myopes, l’emportera enfin et produira la « petite secousse, » l’impression dernière qui fixera le verdict.


JEAN CRUPPI.