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incapable de réprimer, pour justifier les graves mesures prises par l’Europe.

L’Europe ! c’est à ce moment, en effet, qu’elle est entrée en scène. Jusqu’alors elle était restée partagée en deux groupes, dont l’un avait agi, pendant que l’autre demeurait l’arme au pied. La triple alliance s’était contentée jusque-là du rôle du chœur dans la tragédie antique. À cette heure, il a fallu renoncer à cette méthode. Il a fallu mobiliser les réserves de l’Europe. La situation était devenue trop grave en Asie pour comporter des finesses de procédure diplomatique. Et puis… et puis, s’il faut tout dire, le danger d’une action isolée ou du moins séparée avait tout à coup pris des proportions trop menaçantes à l’horizon. Le langage de la presse anglaise, celui même de certains hommes d’Etat, l’attitude énigmatique de la diplomatie britannique, tout semblait indiquer des velléités aventureuses. Les avances par trop significatives de l’Italie, cette façon de se jeter à la tête du cabinet de Saint-James et de s’offrir corps et Ame pour une entreprise quelconque, ne pouvaient qu’accroître l’anxiété.

Rien n’est imposant en apparence comme la majestueuse unité de la politique anglaise. Et cependant que d’évolutions surprenantes n’y révèle pas l’étude attentive de l’histoire diplomatique de ce siècle depuis 1815 ! Malgré les brillantes équipées du génie de George Canning, c’est, depuis la mort de lord Castlereagh, lord Aberdeen qui a le mieux incarné la politique étrangère du parti conservateur, — lord Aberdeen, ce grand seigneur écossais et calviniste, fier et timide, ami des formalités et des traditions, et au fond plus pénétré des principes progressistes et pacifiques-que les soi-disant radicaux, — quelque chose comme un duc Victor de Broglie d’outre-Manche. Au contraire, lord Palmerston, si bien surnommé par Disraeli le chef conservateur d’un parti radical, bien qu’il eût adhéré au fameux programme : Paix, reforme et économie ! fut le boute-feu et le trouble-fète perpétuel du continent ; intervenant sans cesse, mêlant toutes les cartes, menant toutes les danses et, quand il ne pouvait décidément pas invoquer les intérêts du libéralisme international, se rabattant sur son arrogante formule du Civis romamis sum.

Ce fut longtemps le système de non-intervention qui l’emporta. M. Gladstone, tout entier à ses réformes héroïques, n’avait ni temps ni goût pour les complications du dehors. Son ministère, et c’est tout dire, laissa s’accomplir la révolution de 1870 et disparaître ce qui restait de l’équilibre européen sans remuer le petit doigt. La tradition semblait établie. Lord Derby, qui dirigeait le Foreign Office dans le cabinet Disraeli, était plus saturé