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façon assez curieuse à faire passer au protestantisme un nombre considérable de ces fidèles de l’Église nationale que le catholicisme a trouvés jusqu’ici presque totalement réfractaires. Fort naturellement les dangers de ces hommes apostoliques, qui n’entendent pousser que jusqu’au martyre, — exclusivement, — leur imitation des prédicateurs du christianisme primitif, ont vivement ému leurs coreligionnaires du Royaume-Uni.

Tout était préparé en Arménie pour qu’une simple étincelle mît le feu aux poudres accumulées. Les massacres du Sassoun furent cette étincelle. Une campagne fort bien menée s’engagea dans la presse anglaise. La grande voix de M. Gladstone retentit une dernière fois. Une sorte d’agitation bulgare au petit pied s’organisa. Seulement il ne fut pas nécessaire de pousser, l’épée dans les reins, comme en 1877, le gouvernement anglais ni même la diplomatie européenne. Au premier bruit des massacres, les trois cabinets de Paris, Pétersbourg et Londres s’étaient émus et avaient exigé une enquête, — une enquête sérieuse, c’est-à-dire à laquelle leurs délégués prissent part. Dès le commencement de mai les ambassadeurs des trois puissances engagèrent à Constantinople ces négociations qui devaient durer si longtemps et les mener si loin.

Je ne jurerais pas que ce fût uniquement par confiance réciproque que la France, la Russie et l’Angleterre se fussent associées. On a vu parfois des alliances formées, moins pour se prêter un mutuel appui que pour exercer les uns sur les autres une surveillance incessante. C’est ainsi, si je ne m’abuse, qu’en 1827 déjà les trois mêmes puissances, sous Villèle, Canning et Nesselrode, travaillèrent en commun, tout en se suspectant mutuellement et malgré le glorieux accident de Navarin, à la libération de la Grèce.

Pendant de longs mois, de mai à septembre, toute l’habileté de la Porte s’employa à épuiser les atermoiemens et les tergiversations.

Cette négociation délicate n’en fit pas moins le plus grand honneur à la fermeté, à la hauteur de vues, à la souplesse de main du ministre des affaires étrangères, M. Hanotaux, — de qui l’on n’a jamais mieux mesuré la place qu’il tenait en Europe que depuis que ce n’est plus lui qui la remplit. M. Cambon, notre ambassadeur, a du reste rapidement conquis à Constantinople la position qui revient de droit à la France, mais que tous ses prédécesseurs n’avaient pas su lui assurer. Cependant à lord Rosebery succédait lord Salisbury. Si la Porte fonda quelque espérance sur le retour aux affaires de l’héritier de lord Beaconsfield, l’illusion ne fut pas de longue durée. Pour don de joyeux avènement, lord