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manquaient « d’harmonie et de délicate convenance[1]. » Les propos de Sainte-Beuve, d’autre part, n’étaient pas faits pour apaiser la querelle, encore qu’il ne s’exprimât pas avec tout le monde aussi violemment qu’avec Renduel. « Cette immoralité est honteuse, clamait-il tout rouge, et bien que j’aie été autrefois l’ami d’Hugo, je lui flanquerais volontiers ma main par la figure. Mme Hugo, de son côté, s’épanchait avec Renduel, son confident habituel dans la peine, et le suppliait de tout mettre en oeuvre afin d’empêcher un duel probable et prochain. Renduel la calmait de son mieux ; mais les deux ennemis, surtout le critique, étaient toujours très montés l’un contre l’autre. Ils se rencontrèrent un jour chez Villemain, alors ministre de l’Instruction publique, et Sainte-Beuve évita de se trouver près d’Hugo : « Je lui aurais lancé quelque chose à la tête ! » disait-il avec une emphase terrible. Il s’exagérait d’ailleurs et sa vaillance et le danger ; il s’en fut trouver Renduel et lui remit non sans émotion un paquet cacheté renfermant des manuscrits et son testament, avec mission de l’ouvrir si le malheur voulait qu’il fût tué par Hugo. Renduel reçut gravement ce dépôt, mais chercha à rassurer le fougueux critique : « Est-ce qu’un duel est possible entre vous deux, entre deux poètes ? » Là-dessus, Sainte-Beuve s’en alla, tout ragaillardi.

Et ce duel entre « deux poètes » n’eut pas lieu, pas plus que celui dont Hugo, précédemment, avait été menacé par Vigny. Voici dans quelles circonstances : Buloz, en ce temps-là, traitait fort bien l’auteur d’Eloa et donnait volontiers des extraits de ses nouveaux ouvrages, mais il se gardait d’en faire autant pour Hugo. Celui-ci se plaignait un jour en termes peu flatteurs pour Vigny, qu’il semblait rejeter au dernier rang ; alors, Buloz lui expliqua avec sa rudesse habituelle les motifs de la réserve qu’il gardait à son égard : s’il ne publiait jamais de fragment de ses ouvrages, lui dit-il tout net, c’est qu’il était assuré de recevoir le lendemain une quittance à solder, et qu’il n’avait pas l’habitude de payer les services qu’il rendait. Cette conversation aurait dû rester secrète ; mais le monde littéraire est aussi bavard que curieux. Finalement, les propos désobligeans d’Hugo revinrent à Vigny, qui, en sa qualité d’ancien officier, voulut en tirer réparation par les armes ; mais cette ferraillade aurait été extravagante, et les témoins, dont Renduel, traînèrent si bien les choses en longueur que Vigny finit par se calmer, sans avoir seulement égratigné son détracteur[2].

  1. Cet article, qui parut à la Revue des Deux Mondes en novembre 1535, se retrouve en entier dans le premier volume des Portraits contemporains (Paris, Didier, 1846).
  2. La rupture de Sainte-Beuve avec Hugo a inspiré à Henri Heine une de ses facéties les plus plaisantes : «… Presque tous ses anciens amis l’ont abandonné (Victor Hugo), écrit-il à Auguste Lewald en mars 1838, et, pour dire la vérité, l’ont abandonné par sa faute, blessés qu’ils étaient par cet égoïsme, très nuisible dans le commerce social. Sainte-Beuve lui-même n’a pu y résister ; Sainte-Beuve le blâme aujourd’hui, lui qui fut jadis le héraut le plus fidèle de sa gloire. Comme en Afrique, quand le roi de Darfour sort en public, un panégyriste va criant devant lui de sa voix la plus éclatante : « Voici venir le buffle, véritable descendant du buffle, le « taureau des taureaux ; tous les autres sont des bœufs : celui-ci est le seul véritable buffle ! » Ainsi Sainte-Beuve, chaque fois que Victor Hugo se présentait au public avec un nouvel ouvrage, courait jadis devant lui, embouchait la trompette et célébrait le buffle de la poésie. »