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cessé de demeurer avec lui, même en exil. Mais dès l’origine de ces relations, Mme Hugo n’en était plus à faire son apprentissage des caprices galans de son mari ; elle les connaissait mieux que personne et s’y résignait, tant était grande son admiration, sa dévotion pour le maître et l’époux. Hugo était dans le plus fort de sa passion pour Juliette, lorsque sa fille Léopoldine, qui fut plus tard Mme Charles Vacquerie, atteignit l’âge de la première communion. Les Hugo passaient l’été à Fourqueux et voulurent faire de cette cérémonie, fixée au 8 septembre 1836, une véritable fête de famille, où tous les amis intimes seraient conviés, Renduel et Gautier en première ligne. Aussitôt après le dîner, le maître de la maison s’éclipse, et l’on apprend bientôt qu’il a couru prendre la voiture de Paris. Les convives se récrient sur cette fuite inattendue Hugo, disent-ils, aurait bien pu les attendre et revenir avec eux ; mais ils se rappellent bientôt que toutes les places de la diligence étaient retenues dès le matin et qu’eux-mêmes n’en avaient pu louer que pour le dernier départ. « Ne faites pas attention, leur dit tristement Mme Hugo, Victor saura bien se tirer d’embarras ; vous n’avez pas pu avoir de places pour vous, il saura en trouver une à tout prix pour aller là où il va. »

Tous les amis de la maison déploraient l’abandon où Hugo laissait sa femme, et tous auraient pu le lui reprocher, tous hormis celui qui avait profité de ses absences pour s’installer en son lieu et place[1]. Et ce fut celui-là qui parla. Sainte-Beuve, un beau jour, — c’était en 1835, lorsque les Chants du Crépuscule parurent chez Renduel, — ne se tint plus de colère en voyant le poète confondre en la même page l’éloge de sa famille et celui de sa maîtresse, chanter alternativement les joies du foyer domestique et les enivremens de l’amour en des pièces brûlantes du souvenir de Juliette. Il devait parler de ce nouvel ouvrage à la Revue des Deux Mondes, et la moindre convenance lui commandait de

  1. On ne se permettrait pas de faire allusion à ces relations si Sainte-Beuve lui-même ne les avait contées par le menu dans un recueil de poésies imprimé plus tard pour quelques amis, on ne sait trop à combien d’exemplaires. Ce volume, sans nom d’auteur ni d’éditeur, porte simplement pour titre : Livre d’amour, Paris, 1843, avec cette épigraphe de Dante en regard : Amor ch’a nullo amato amor perdona. Sainte-Beuve, par la suite, détruisit ce livre et recommanda à ses amis de brûler les exemplaires qu’ils retrouveraient, mais il ne put pas se résigner à le sacrifier en entier et republia plus de la moitié des pièces — 25 sur 45 — dans les deux volumes de ses Poésies complètes (Michel Lévy, 1863). Livre rare s’il en fut que ce Livre d’amour et dont quelques exemplaires ont passé en vente dans ces derniers temps à des prix très élevés. M. Pons en a tiré bon profit pour deux ou trois chapitres de son curieux livre : Sainte-Beuve et ses inconnues (chez Ollendorff, 1879) et M. E. Lemaitre, un bibliophile avisé, vient de publier à ce sujet une brochure intéressante, avec une lettre-préface de M. Arsène Houssaye et un autographe de Sainte-Beuve (Le Livre d’amour, Reims, chez Michaud, 1895).