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faits sont toujours les faits ; le commun des hommes peut en être juge. » Une expérience de cent ans semble bien avoir donné raison à Tronchet et tort à Robespierre. Nous le verrons bientôt. Ici nous n’avons qu’à noter le trouble et la confusion que le texte emphatique de l’article 342 fait naître dans l’esprit du malheureux juré. Il revient à lui dire : « Seul parmi les Français, vous êtes censé ignorer la loi, et dans le moment même où vous auriez un besoin si pressant de fixer les regards sur elle. Ne tentez pas de la connaître, vous commettriez une mauvaise action ! C’est en vous-même qu’il vous faut trouver de quoi suppléer aux enseignemens de tous les codes. Rentrez donc en vous-même ! »

Mais une cloche a retenti : avant de rentrer en eux-mêmes, il faut que les jurés se rendent à l’audience ; voici qu’on les appelle en chambre du conseil. Ils descendent un à un, pensant peut-être à la vague homélie qui jusqu’ici s’est seule offerte à leur besoin d’apprentissage. Quelques-uns, d’esprit avisé, ont demandé à un « ancien juré » des renseignemens que Merlin et le code n’avaient point prévus. D’autres, les moins fiers aiment, à cet instant critique de leur début dans la magistrature, à entrer en relations avec le garçon de la Cour d’assises, c’est-à-dire avec quelqu’un qui « sait » et qui « voit » tous les jours, qui peut d’un mot, d’un geste, d’un sourire, mettre un juré novice au courant des choses et des gens. Ce garçon prend vis-à-vis du juré une réelle importance. Il est par rapport au texte solennel de l’article 342 ce qu’un fait d’expérience, vu, réel et vécu, est à un système de métaphysique.


VIII

Donc, les jurés sont dans la chambre du conseil, dans cette salle haute et carrée, où leurs yeux, d’abord levés au plafond peint, aperçoivent une Justice grasse et blanche qui défend d’une main quelque innocence blonde, et menace de l’autre le crime brun et crépu. À gauche, les fenêtres ; à droite, le grand mur où l’accusé se tient, debout entre ses gardes, adossé contre la plinthe, l’œil surpris, la paupière battante dans ce jour clair succédant tout à coup à l’obscurité des couloirs. En face des jurés, la cheminée très haute, surmontée du visage barbu d’Achille de Harlay. Au milieu de la salle, la table ovale à tapis vert, supportant l’urne et entourée des fauteuils où la Cour, en robes rouges, a pris place. Le président, tandis que chacun s’installe, debout et relevant sa manche, la main déjà plongée dans l’urne, regarde les jurés. Devant la cheminée, l’avocat prépare ses récusations, et d’un œil vif scrute ses juges, supputant à leur mine renfrognée ou