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Rome, qui attira enfin sur lui les foudres du pape Grégoire XVI, le condamnant, dans une encyclique solennelle, comme auteur avoué d’un « livre peu considérable, mais d’une immense perversité ».

Combien d’ouvrages de mérite Renduel fit-il paraître ! Combien d’auteurs de génie ou de talent virent leur premier livre édité par lui, ou le vinrent successivement trouver par la force même des choses ! Victor Hugo d’abord, puis Sainte-Beuve, Lamennais, Théophile Gautier, Henri Heine, Paul et Alfred de Musset, Gérard de Nerval, Alfred de Vigny, Jules et Paul Lacroix, Charles Nodier, Pétrus Borel, Frédéric Soulié, Eugène Sue, Léon Gozlan, Alphonse Royer, d’Ortigue, le vicomte d’Arlincourt, Michel Masson, Louis de Maynard, Raymond Brucker, etc.

Il fallait alors un rare esprit d’initiative, presque de l’audace, pour publier les écrits de Heine et les contes d’Hoffmann. C’est Renduel qui, le premier, demanda à Henri Heine, alors connu seulement par quelques articles de la Revue des Deux Mondes, de réunir en un volume ses études sur notre pays ; de là le premier ouvrage de Heine paru en 1833 et intitulé : De la France. Le succès n’avait pas trompé l’attente de l’éditeur, qui traita ensuite avec Henri Heine pour publier ses œuvres complètes, et qui les fit paraître effectivement, au courant des deux années suivantes, en cinq volumes, dont un sur la France, deux sur l’Allemagne et deux de Reisebilder. Et ce qui prouve qu’il y avait alors un certain mérite à apprécier Henri Heine, quelque courage à l’accueillir, c’est que dix ans plus tard, quand Renduel eut pris ses quartiers définitifs à sa campagne, Heine fut très embarrassé de trouver un éditeur. Hachette n’avait pris qu’en dépôt le restant de l’édition de Renduel, et Heine, redevenu libre de placer ses ouvrages où il voudrait, les alla proposer à Charpentier. Or, celui-ci, qui n’était pourtant pas un homme ordinaire, écrivait dans ce temps à Renduel : « J’ai parcouru les ouvrages de Heine, que j’avais fait prendre, avec votre petit mot, chez Hachette, et franchement, ça n’est pas bon. C’est du dévergondage politique, philosophique, etc., sur tous les points enfin ; et l’esprit qui s’y trouve quelquefois sent diablement le cruchon de bière. C’est d’un étudiant allemand échauffé. Je suis fâché de ne pouvoir les imprimer, car j’aurais eu du plaisir à vous compter encore quelques piles d’écus de 5 francs ; mais c’est impossible. » Effectivement, Charpentier n’édita jamais les ouvrages de Heine, qui fut tout heureux et tout aise, à la fin, de rencontrer un second Renduel en la personne de Michel Lévy[1].

  1. Lettre de Hachette à Renduel du 42 octobre 1840 ; lettres de Charpentier à Renduel des 14 octobre et 9 décembre 1841. — Je pourrais insister sur les rapports d’amitié qui unirent toujours Charpentier à Renduel, celui-ci ayant conservé quelques lettres charmantes du premier ; mais je me contenterai, pour le moment, de donner ici un simple éclaircissement bibliographique. Le livre de Heine sur la France parut isolément en 1833 ; mais, quand Renduel dut publier ensuite les Reisebilder, il voulut réunir toutes les œuvres de Heine sous une rubrique générale. Il marqua donc les Reisebilder comme tomes II et III ; la seconde édition de la France réédition fictive, car le titre seul était changé) forma le tome IV, puis l’Allemagne les tomes V et VI. La série est complète ainsi, et l’on y chercherait vainement le tome Ier, qui n’a jamais paru. Renduel voulait peut-être attribuer cette place à la France ou à quelque autre ouvrage en un seul volume, mais le fait est qu’elle resta toujours vacante.