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défendu d’invoquer. De tout cela il résulte que les jurés, quoique toujours libres et souverains, ne se sentent point au-dessus de la loi. Et c’est précisément une sensation de despotisme, d’arbitraire absolu, que le membre de phrase de Merlin a pour résultat de faire naître dans l’âme de nos jurés.

Il a été d’ailleurs d’autant plus facile de donner à celle phrase des interprétations fantaisistes devant le jury, qu’elle ne peut avoir pour lui que la signification la plus vague.

La seconde partie de ce discours, adressé par Merlin aux jurés de notre siècle au nom de la philosophie du siècle dernier, est un peu plus saisissable que la première. Elle prescrit au juré de descendre en lui-même, d’interroger sa conscience, de chercher quelle impression il a reçue au cours du débat.

L’impression ! Au milieu de ces phrases vagues, voilà le mot qui domine, qui donne sa couleur, sa tendance définitive à la juridiction. Le jury doit juger sur ses impressions, c’est là la seule idée précise et caractéristique qui se dégage du texte cité. Le jury, d’après la loi même, sera une sorte d’enregistreur d’émotions, de plaque photographique où iront se superposer des traits, des images de toutes sortes. L’art de choisir, de débrouiller, de réagir au moyen de son intelligence, de son expérience, après que les impressions ont été subies ; cet art, qui est tout l’art du juge, est étranger au jury ; la loi ne cherche pas à le lui apprendre, ne lui conseille pas de s’y essayer. Il ne doit pas être le peintre qui dispose, combine les couleurs : il doit être la toile qui subit ces couleurs variées, et qui prend finalement la teinte de la dernière ou de la plus active. Le jury décidera « dans la sincérité de sa conscience » d’après la plus forte des impressions qu’il aura subies.

Enfin, l’article 342 s’achève par cette distinction célèbre du « fait » et du « droit » qui est le principe même de notre juridiction criminelle, et peut-être une des causes de son imperfection.

Les jurés doivent « s’attacher uniquement aux faits qui constituent l’acte d’accusation. » Le domaine du droit leur est sévèrement interdit. Ils ne sauraient, sans « manquer à leur premier devoir, penser « aux dispositions des lois pénales » et « considérer les suites que pourra avoir, par rapport à l’accusé, la déclaration qu’ils ont à faire. »

Que d’erreurs, de soupçons, de calomnies et d’équivoques, que de sentences mauvaises sont nées de cette prescription bizarre, qui ne saurait être et qui n’est point obéie ! « La première question, disait Trouchet, homme sage et raisonnable, à la séance du jeudi 29 avril 1790, est de savoir si vous admettrez des jurés destinés à distinguer le fait et le droit… Cette distinction est et sera toujours impraticable. » Et Robespierre de répondre : « Les