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publication de ce travail pour que mes récits ne puissent choquer personne et présentent un caractère impartial… Car mon seul mérite, ici, sera d’être exact en livrant tous les renseignemens vrais que je puis avoir sur une période de notre histoire littéraire très rapprochée de nous et déjà bien confuse à nos yeux.


I. LA CARRIÈRE D’UN ÉDITEUR ROMANTIQUE


Quelle existence fut jamais mieux remplie que celle de ce petit libraire qui partit de la position la plus humble pour arriver au succès par le travail et la volonté, dont la vie fut intimement mêlée à la période littéraire la plus intéressante du siècle, et qui, inconnu d’abord et ne connaissant personne, sut, en peu d’années, grouper autour de lui toutes les forces vives de la littérature et des arts ! Pierre-Eugène Renduel était né le 23 novembre 1798, au gros village de Lormes, situé sous les montagnes, aux confins des bois du Morvan. Ses parents, de petits bourgeois campagnards, n’avaient que des ressources assez modiques pour élever leur nombreuse famille : aussi, dès que le garçon fut en âge de s’occuper, le placèrent-ils comme clerc chez un notaire de Lormes. Renduel s’attacha à son patron et put bientôt lui prouver, d’éclatante façon, son affection et son dévoûment. Lorsque arrivèrent les événemens de 1815, le fils de cet officier ministériel, compromis par ses opinions politiques, dut se sauver et se cacha dans les bois du Morvan, aujourd’hui encore si profonds et alors presque impénétrables. C’était Renduel qui, connaissant sa retraite, lui portait ce dont il avait besoin, vivres et vêtemens ; quelquefois même, il passait les nuits auprès de lui.

En 1816, il suivit ses parens, qui allaient habiter Clamecy, et entra comme clerc chez un avoué de cette ville. Il travailla dans cette étude jusqu’à l’heure où il fut pris par la conscription ; mais il n’eut pas plutôt goûté de l’état militaire qu’il en fut las il obtint facilement de se faire remplacer en ce temps de paix réparatrice et put aussitôt rentrer dans la vie civile. Il se rendit alors à Paris, où il brûlait de tenter la fortune, et se présenta chez un petit libraire, auquel un ami commun l’avait adressé. Celui-ci, qui n’avait besoin d’aucun commis pour faire son modeste commerce, consentit seulement à l’employer jusqu’au jour où il trouverait une place tant soit peu lucrative. Renduel entra peu après dans une grande librairie, mais découvrit bientôt que l’on n’y usait pas des procédés les plus délicats envers les souscripteurs,