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de frères qui n’osent pas toucher du doigt les pièces de monnaie ». En outre, il doit entendre chaque matin la messe à Santa-Croce et se présenter au Père Inquisiteur à l’heure du dîner de celui-ci. Mais il ne tarde pas à se libérer de sa pénitence par un mot piquant qui fait rire les convives de Sa Révérence. Quand l’Inquisition souriait, au moins en Italie, elle était désarmée.

C’est un grand art que celui des hypocrites sensuels. Un abbé toscan (Boccace ne nomme pas l’abbaye) attire dans son jardin un paysan riche, Ferondo, et sa femme, « une personne très belle ». Là, il leur parle de la béatitude éternelle et des œuvres très saintes des chrétiens et des chrétiennes d’autrefois avec tant de charme, que la dame brûle d’envie de se confesser à lui. « Mon Père, je suis bien malheureuse, car j’ai un mari à la fois stupide et jaloux ; que faut-il que je fasse ? » L’abbé, très satisfait de cette entrée en matière, répond : « J’ai le remède ; afin de le guérir, nous le mettrons en purgatoire, pour un temps seulement ; puis, nous le rappellerons à cette vie ; mais, durant cette expiation, vous aurez soin de ne point vous remarier. » Et, sans plus de cérémonie, il lui offre, pour cette période de veuvage, des consolations peu canoniques. Elle se récrie : « Vous n’êtes donc point un saint, comme je le croyais ! » Et l’abbé (assurément un arrière-grand-oncle de Tartuffe) répond : « Mais cela n’empêche pas du tout la sainteté, qui réside dans l’âme seule. Pourquoi votre beauté est-elle sans pareille ? Vous pouvez bien vous en glorifier, en pensant qu’elle charme les saints eux-mêmes, habitués à voir les beautés du ciel. Enfin, pour être abbé, je n’en suis pas moins homme comme les autres — come che io sia abate, io sono uomo come gli altri — et, vous le voyez, je ne suis pas encore vieux. » Qu’elle accepte donc la grâce que Dieu lui offre, et, par-dessus le marché, un présent de joyaux, et, sur-le-champ, un anneau d’or. La belle, toute honteuse, et presque à demi séduite, consent, mais à la condition que Ferondo sera d’abord dans sa niche, au purgatoire.

L’opération est menée rapidement. Le paysan, invité par l’abbé, boit un verre de vin somnifère, dont la recette vient du Vieux de la Montagne. Il semble vraiment mort et on le met au sépulcre. La nuit d’après, aidé d’un moine de Bologne, l’abbé retire son homme du sarcophage, le revêt d’une robe monacale et l’enferme en un caveau, couché sur une botte de paille. Quant à lui, chaque soir, il se rend chez la veuve, revêtu des habits mêmes du défunt, et tout le pays croit que l’âme en peine de Ferondo va demander des messes à sa femme éplorée. Cependant, le frère de Bologne visite son faux mort, qui s’est bientôt réveillé ; il l’informe