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En Italie, le mal était sorti de l’abondance du bien. La rénovation du christianisme inaugurée par l’apostolat franciscain avait été une œuvre de grande liberté religieuse accomplie dans les rangs profonds de la démocratie communale. À l’Église aristocratique et féodale des évêques et des abbés bénédictins, saint François avait juxtaposé l’Église populaire de ses frères qui, dans les villes et les bourgs, sous les arbres des champs, promenaient un Évangile d’indulgence, de fraternité sociale, de libre conscience individuelle. L’Italie s’était livrée, avec une singulière allégresse, à ces humbles apôtres qui semaient, pour la consolation des misérables, des serfs, des proscrits, la parole sainte. Ils avaient adouci les rigueurs du dogme et de la pratique chrétienne, remplacé la justice par la miséricorde, arraché les ronces qui hérissaient le sentier du royaume de Dieu. En quelques années, des Alpes à la Sicile, l’enthousiasme de la religion nouvelle avait soulevé ce monde si vivant de bourgeois, d’artisans, d’écoliers, de clercs errans, de pèlerins et d’artistes, et l’Italie entière fut comme transfigurée par le Verbe d’Assise.

L’exemple de saint François et de ses premiers disciples fut étonnamment contagieux. Tandis que la milice du Poverello, multipliée à l’infini, allait et venait sans relâche sur tous les chemins de la péninsule, de toutes parts, dans les cités populeuses, comme dans les solitudes des Apennins, ou de la campagne romaine, se levaient de nouveaux apôtres, qui prétendirent retoucher, eux aussi, à leur guise, le vieux christianisme et interpréter, selon leur inspiration personnelle, les mystères de l’Esprit-Saint. Durant au moins un demi-siècle, la création dogmatique fut continue, très variée, souvent d’une extraordinaire témérité. Partout surgirent des illuminés, des fondateurs de sectes, des condottières de mysticisme, des irréguliers ou des déserteurs de l’ordre franciscain, des fraticelles, et, parmi eux, quelques fous et beaucoup de charlatans. Rome, surprise de cette intensité de vie religieuse, inquiète de cette anarchie croissante, avertissait, condamnait, fulminait. Mais le fleuve avait rompu ses digues, aucune autorité n’était plus assez forte pour en comprimer l’élan.

Un moine naïf et curieux, qui vagabonda toute sa vie entre Naples et Paris, Frà Salimbene, nous a tracé, dans sa chronique, l’image de cette chrétienté bariolée dont les derniers représentans déconcertaient encore les premiers papes d’Avignon. Tantôt l’invention religieuse se manifeste par la prédication d’un exalté qui fonde une Église « pour lui tout seul », s’habille en saint Jean-Baptiste et, suivi d’une multitude d’enfans qui portent des cierges allumés et des branches d’arbres, joue, avant ses sermons, « d’une