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prochaines de l’Italie. C’est un psychologue de première valeur. La diplomatie, c’est-à-dire l’art de lire couramment dans les âmes les plus ténébreuses et d’inspirer doucement à l’adversaire les desseins les plus funestes, fut ainsi, pendant tout le moyen âge, la fonction naturelle des Florentins, comme le change était celle des Lombards, et le commerce du Levant, de l’Égypte et des Pays-Bas celle des Vénitiens. C’est aux bords de l’Arno que les puissances de toutes grandeurs enrôlaient, pour leur service propre, de bons artistes politiques. Au jubilé de 1300, Boniface VIII venait de recevoir au Latran Arnolfo, Giotto et Dante, ambassadeurs de la Seigneurie florentine. On annonce ensuite à l’audience apostolique les ambassadeurs de France, d’Angleterre, d’Allemagne, de Bohême, de Raguse, de Vérone, de Naples, de Sicile, de Pise, de Camerino, de l’Ordre de Saint-Jean et du Grand Khan des Tartares. Et c’étaient encore des Florentins de Florence.


II

Remettre vivement à leur place, par une impertinence ou un bon mot, les fâcheux, les insolens et les superbes, est un talent fort agréable à pratiquer, que Boccace aime à signaler en ses compatriotes. De la part d’hommes tels que Giotto ou le grand lyrique Guido Cavalcanti, ces triomphantes reparties n’ont rien qui nous étonne. Mais dans la bouche d’artisans tels que le boulanger Cisti, elles sont pour nous charmer. Cisti était doué « d’un très haut esprit, d’altissimo ingenio ». Il arriva qu’au temps de Boniface VIII des gentilshommes, ambassadeurs du pape, passaient chaque matin, pour se rendre à l’église, devant le four de Cisti, en compagnie de leur hôte, messer Geri Spina, un Guelfe fort en faveur à la cour de Rome. Ce boulanger, bien qu’il enfournât lui-même ses pains, était néanmoins un riche bourgeois d’arts mineurs, et sa cave était réputée dans toute la ville pour l’excellence de ses vins blancs et rouges, les premiers crus de la Toscane. On était alors dans les jours les plus chauds de l’année et le brave homme imagina que l’ambassade du Saint-Père accepterait volontiers, tout en allant à la messe, un verre de son bon vin blanc. Mais, trop discret pour le leur offrir, il fit disposer tous les jours devant sa porte un seau d’eau bien fraîche, un vase d’étain rempli de vin d’or et deux verres si clairs « qu’ils semblaient d’argent ». Puis, tout endimanché, avec un blanc tablier, dès qu’approchait le noble cortège il se mettait à boire délicatement, saporitamente, d’un air de si engageante sensualité, « qu’il eût donné envie à des morts ». Un jour, messer Geri s’ar-