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qui souffrent un chant d’espérances indéfinies ; il essaie de soulever les foules en parlant de son amour pour les humbles, et colore l’envie, ce vieux péché des hommes, en soutenant que le riche est le seul obstacle au bonheur de la société. Cette attaque furibonde, la plus habile et heureusement la plus bruyante qui fut jamais, nous impose des devoirs : si nous demeurons immobiles, attendant le salut du hasard ou de nos gouvernails, l’issue n’est pas douteuse. Pour qu’il y ait lutte, il faut deux armées. A l’heure présente, il n’y en a qu’une. Sa force ne vient que de notre lâcheté. Secouons notre inertie, essayons d’agir, et nous serons émerveillés du succès.

La jeunesse, qui est le fond d’un parti, ne vient pas à ceux qui se lamentent dans l’immobilité ; si nous agissons, elle écoutera notre appel ; elle ne rejoint que ceux qui luttent. Il a suffi d’agir, sur un seul point, pendant quelques mois cet hiver, pour voir se lever une quantité d’amis inconnus qui attendent le signal. Dispersés, ils ne comptaient pas ; groupés, ils sont une foule ; disciplinés, une phalange. Qui ne se souvient du rôle joué dans notre histoire par la société « Aide-toi ! le Ciel t’aidera » ? Un petit nombre d’hommes jeunes, une volonté ferme, un dévouement illimité à leurs convictions, la résolution d’agir, voilà ce qui a assuré le triomphe. L’heure est venue de retrouver dans ces souvenirs et dans le sang de notre race la force nécessaire ; jamais en France, en face d’un grand péril, les hommes n’ont manqué. Nous avons certes commis des fautes ; mais le cœur est demeuré sain, il est prêt à battre aux grandes causes et à se dévouer : il s’agit, non de défendre une vieille citadelle au fond de laquelle nous reprendrions demain le sommeil interrompu, mais de commencer une longue et vaillante campagne, de prendre partout l’offensive, de disperser les assaillans, de poursuivre avec plus d’ensemble et d’énergie le rôle qui nous appartient dans l’histoire, en déployant dans les luttes civiles ces qualités de courage qui ne sont pas le privilège du soldat. Envisagée à ce point de vue, la crise que nous traversons mérite bien le nom d’épreuve. Selon la conduite des années qui s’ouvrent, la postérité jugera si la France, lassée par ses révolutions, a conservé, à la fin de ce siècle, assez de qualités d’indépendance pour faire jaillir de son sein, en usant des libertés publiques, une force sociale rajeunie, pour accomplir avec suite les réformes nécessaires, pour parler et pour agir à temps, ou si, engourdie par les jouissances, elle s’est soustraite à ses devoirs, se contentant de conserver ces dons d’intelligence et d’esprit qui, sans l’action, ne servent qu’à s’écrier à la veille des catastrophes : « Il est trop tard ! »


GEORGES PICOT.