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du Parlement pour mettre fin aux renversemens de cabinet ! — Ce jugement, nous en sommes convaincus, ne tient nul compte du caractère des hommes. Le mal ne serait que déplacé. Les politiciens en quête d’un ministère auraient une clientèle dans les Chambres qui agirait, solliciterait, intriguerait pour leur compte et renverserait les ministères comme par le passé. Au lieu d’opérer pour lui-même, le député opérerait pour un complice. Le désordre serait aussi grand et le pouvoir ministériel descendu d’un degré serait encore affaibli.

Les mœurs politiques, c’est-à-dire la discipline d’un parti bien organisé, peuvent seules remédier à la déplorable instabilité des ministres. Pour hâter le jour où nous verrons parmi nous un pouvoir durable, il n’y a qu’un moyen : il est au service du premier cabinet ayant quelque courage. Le président du Conseil annoncerait qu’il ne se retirera que devant un ordre du jour motivé, préparé dans les bureaux, publié d’avance, ayant le caractère d’une sorte de jugement sur la politique générale du ministère, jugement délibéré et rendu par la majorité. Aux coups fourrés du hasard, aux renversemens imprévus, aux questions de détail devenues la cause ou le prétexte de crises ministérielles, serait substituée la franchise de votes émis en pleine responsabilité ; des ministères seraient encore renversés, mais on verrait clair, au lieu de sauter dans l’inconnu. Quand de mauvaises habitudes sont prises, qu’elles se sont prolongées plusieurs années, il faut une initiative peu commune pour rompre en visière avec elles.

Le Sénat doit reprendre sa place et son influence : cette réforme qui est à elle seule toute une politique porterait sur la composition de la Chambre haute et son rôle dans le gouvernement. Le Conseil d’Etat, qui semble oublié, devrait aider à la préparation, devenue si défectueuse, de nos textes de lois. Nous avons des institutions ; nous ne nous en servons pas, ou plutôt nous laissons une assemblée omnipotente et médiocre envahir tous les pouvoirs et les absorber.

Se rencontrera-t-il un groupe de ministres puisant dans leur patriotisme la force de caractère qui peut nous sauver de maux irrémédiables ? Comment en douter, s’il existe en France des hommes ayant assez de clairvoyance pour mesurer l’abîme où nous mène le jeu si imprudemment joué depuis tant d’années ? s’ils écoutent ce que chacun dit d’administrations désorganisées par des changemens perpétuels, de la Guerre dirigée depuis 1871 par vingt et un ministres, de la Diplomatie par vingt-deux ministres des Affaires étrangères, de l’Intérieur voyant se succéder trente-sept titulaires ? Quelle est l’industrie privée, si forte fût-elle, qui serait en mesure de résister à la mobilité incessante de