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atteinte aussi bien que la valeur de la justice. « Mais, s’écrie-t-on, on ne peut enlever à l’arrondissement son tribunal ! » Nous avons expliqué ici même[1] comment le juge appartenant au tribunal du chef-lieu de département viendrait tenir régulièrement ses audiences, grâce aux chemins de fer, au siège d’arrondissement. Ce projet, qui a surpris quand M. Dufaure l’a présenté, n’étonne plus personne ; une heure de trajet en chemin de fer n’effraye plus, en un temps où la circulation a pénétré dans les mœurs. Ce système satisfait à la fois la petite ville, qui ne perd pas son tribunal, et les intérêts du justiciable, auquel on assure un juge plus expérimenté. Si on ne se hâte pas de prendre ce parti, on ira à un bouleversement bien plus radical.

Le choix des magistrats appelle, on le sent chaque jour davantage, des réformes sérieuses. Hier, le garde des sceaux, obéissant à une inspiration désintéressée, cherchait à limiter sa propre autorité ; de tout temps l’abus des sollicitations nous a alarmés, mais le mal a pris, depuis l’épuration radicale de 1883, des proportions lamentables. Le juge a perdu toute stabilité. Il s’est fait un déclassement. Autrefois les magistrats attachés à une province avaient à la fois le respect de la tradition et de leur propre mission. Ces deux sentimens qui faisaient la force de la magistrature ont été cruellement atteints par le coup porté à l’inamovibilité. L’influence des députés dans les bureaux de la chancellerie a accru le désordre, pendant que vingt-sept gardes des sceaux depuis M. Dufaure, apportant tour à tour leurs clientèles, et faisant succéder leurs préférences, accoutumaient les compagnies à ne plus tenir les premiers présidens pour leurs intermédiaires naturels et excitaient les magistrats de tous ordres à chercher des avocats auprès du ministre de demain. Pour un garde des sceaux, digne d’occuper la place des Pasquier, des de Serres, et des Dufaure, il y a une grande œuvre de relèvement moral à accomplir. Ni la loi, ni le règlement, ni la circulaire ne peuvent suffire à rendre au corps des juges le respect des vertus professionnelles ; mais il faut user de tous les moyens, employer la volonté la plus ferme, la plus patiente, se proposer un but très haut, ne pas reculer devant les responsabilités et avouer très franchement son dessein. Il faut au ministre qui fera à son nom l’honneur de cette grande tâche, un mérite et une chance : le courage d’agir et une durée qui dépasse dix mois.

Ce qui précède n’est que le résumé des modifications universellement demandées. Sur tous ces points, nous ne craignons pas de l’affirmer, l’opinion des hommes compétens est faite.

  1. Revue des Deux Mondes du 15 janvier 1881.