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génie ? On ne sait, mais on écoute et l’on suit avec joie, quoique dans des cahots perpétuels, cette route qui tourne sans cesse, et, à chaque tournant, nous fait apercevoir une vallée nouvelle, un horizon inattendu. Enfin l’on sent qu’on arrive, qu’on s’élève, la vue s’étend de plus en plus, et au milieu des applaudissemens la conférence, commencée sur un détail microscopique, finit sur une idée générale. — De l’humble village caché au creux d’un vallon, votre guide, l’edelweiss au chapeau, vous a conduit sur quelque haut sommet d’où l’on découvre le monde…

Mais le guide, un jour, s’est arrêté au pied de ces montagnes tant de fois conquises. Et voici comment apparaît maintenant le vieillard dont la voix ne retentit plus en public, vu dans sa retraite de Brantwood adossée à des rochers et à des bois sauvages (brant-wood), au bord du lac de Coniston où il est venu vivre après la mort de ses parens, parce que rien n’y trouble ses rêves : « Ruskin, écrit miss Thackeray Ritchie, me paraît avoir été moins pittoresque jeune homme que maintenant dans ses derniers jours. Peut-être les cheveux gris ondoyans lui vont-ils mieux que les sombres boucles, mais les yeux ardens, parlans, doivent avoir été les mêmes, ainsi que les tons de cette voix délicieuse avec sa prononciation légèrement étrangère de l’ « r » qui nous sembla si familière la seconde fois qu’il nous reçut à Coniston, longtemps, longtemps après notre première rencontre. Le voyant après quinze ans, je fus frappée par le changement en mieux qui s’était fait en lui, par l’aspect brillant, éclatant, sauvage, qu’un homme acquiert en vivant parmi les bois et les montagnes et les pures brises… Ce soir-là, le premier que nous passâmes à Brantwood, les salles étaient éclairées par les rayons obliques du soleil couchant que reflétait le lac. Mme Severn (la cousine de Ruskin) s’assit à sa place, derrière une fontaine à thé, d’argent, tandis que le maître de la maison, tournant le dos à la fenêtre, dispensait cet aliment spirituel et temporel que peuvent seuls se figurer ceux qui ont été ses hôtes : du beau pain de froment et des gâteaux écossais en couronnes et en croissans craquans ; et une truite du lac et des fraises telles qu’elles croissent seulement sur les pentes de Brantwood. Étaient-ce là des coupes de thé seulement ou des coupes de fantaisie, de sentiment, d’inspiration ? Et tout en croquant et en buvant à longs traits, nous prêtions l’oreille à un certain chant impossible à décrire, passant des notes graves qui le commencèrent aux vibrations les plus douces et les plus charmantes… Comment se rappeler une jolie causerie qui est finie ? Vous pouvez vous rappeler la chambre où elle eut lieu, la forme des fauteuils, mais la causerie prend des ailes et disparaît… Le