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la bouche fine, ironique, plus mobile que l’arc qui lance le trait, le teint vif, les sourcils forts. Toute la physionomie également faite pour l’enthousiasme et le sarcasme, pour refléter la passion qui consume ou la contemplation qui apaise : figure de batailleur et d’extasié. Il salue légèrement et cérémonieusement, échange des signes avec ses amis épars dans l’assistance, dispose autour de lui une foule de petites choses bizarres : des minéraux, des monnaies, des dessins, des photographies, des « diagrammes », comme il les appelle, pour servir à sa démonstration, puis il rejette sa longue robe noire de professeur et il semble que son orthodoxie universitaire s’en aille avec elle. Il apparaît vêtu d’une redingote bleue, avec des poignets blancs épais, un col entonnoir, à la Gladstone, une lourde cravate bleue, sa marque distinctive, tenue simple d’ailleurs, sans bagues ni breloques, mais d’une élégance grave et surannée.

Il parle et tout d’abord on croit qu’un clergyman s’est introduit dans la salle et fait une lecture sacrée. C’est qu’il lit en effet des passages écrits avec soin : il cadence ses phrases, balance ses périodes, contient ses mains, éteint ses regards. Peu à peu toutefois, en se relisant, il se ranime. Son exaltation lui revient comme au jour où il écrivit. Il oublie de regarder les feuilles mortes qui sont là, sur sa table, et regarde les figures vivantes des auditeurs. L’approuvent-ils jusqu’ici ? Il ne peut continuer sans le savoir. Il le leur demande, leur fait lever les mains en signe d’assentiment. Enhardi, il attaque le fond du sujet, improvise, s’arrête, montre ses diagrammes. C’est, par exemple, une tête de lion d’un sculpteur pseudo-classique, à laquelle il oppose une tête de tigre du Zoological garden, dessinée par Millais. À la vue des contrastes, on éclate de rire. Mais ce n’est point assez : il faut donner une idée pittoresque des choses. Alors le maître se livre : il perd toute retenue. S’il parle sur les oiseaux, il contrefait celui qui s’envole et celui qui se pavane. S’il explique que la gravure est l’art de l’égratignure, il imite le chat donnant un coup de griffe. L’auditoire huerait tout autre que lui, mais on sent qu’il agit sous l’empire d’une idée. Il ne déclame pas : il clame sa vérité, celle qu’il a découverte tout à l’heure : il ne se montre pas, il démontre. Il entasse les observations : il multiplie les argumens. Botanique, géologie, exégèse, philologie, tout lui est bon pour prouver sa thèse. À ce moment il ne plaide plus : il prophétise, et les gens qui prennent des notes renoncent à les coudre entre elles. Il a perdu son plan, mais il a gagné son auditoire. Cette série confuse de pensées claires et ingénieuses, intrigue et subjugue. Est-ce instinct ? Est-ce science ? Est-ce rouerie ? Est-ce