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« Je vous dirai, écrit M. James Smetham à un ami — après une visite à Denmark Hill, en 1858 — qu’il a une grande maison avec une loge, un valet de chambre, un valet de pied et un cocher et de grandes salles, resplendissantes de tableaux, principalement des Turner. Son père est un beau vieux gentleman avec un gros toupet de cheveux gris, des sourcils tout hérissés et en éveil, qui a une manière confortable de venir à vous avec ses mains dans ses poches et de vous mettre à votre aise, en répondant à vos remarques : « Oui, les œuvres en prose de John sont assez bonnes. » Sa mère est une vieille dame de soixante-quinze ans, haute en couleur, digne et fort richement vêtue, qui connaît Chamonix mieux que Camberwell, évidemment une bonne vieille dame. Elle malmène « John » et soutient ses propres opinions, le contredit ouvertement ; et il reçoit tout cela avec un respect doux et une gentillesse qui font plaisir à constater. — Je voudrais pouvoir vous reproduire une bonne impression de « John » et vous donner l’idée de sa parfaite douceur et modestie. Certainement il s’emporte parfois en faisant une remarque, et en vous contredisant, mais seulement parce qu’il croit que c’est la vérité, sans aucun air de dogmatisme ou de vanité. Il est différent at home de ce qu’il est dans une conférence, devant un public mélangé, et il y a une spirituelle douceur dans l’expression à demi timide de ses yeux ; et en vous saluant comme en buvant avec un (si j’ai bien entendu) : « À votre santé ! » il avait un regard qui m’a suivi… un regard comme mouillé de larmes… »

Mais, dans une conférence, en public, il ne charme pas moins ses auditeurs par cette espèce de magnétisme personnel, qui lui fit tant d’amis parmi les ouvriers de Londres ou les paysans de Coniston. Regardons-le monter dans la chaire d’Oxford, en 1870 par exemple. Depuis longtemps la salle est bondée, tous les coins pris d’assaut par les étudians qui, pour l’entendre, ont déserté les autres cours, ou leurs luncheons, ou, ce qui est à peine croyable, leur cricket. Il y en a dans les fenêtres, il y en a sur les armoires. Çà et là des dames, parfois aussi nombreuses que les étudians, des Américaines qui ont passé l’Atlantique pour voir celui que Carlyle appelle l’ethereal Ruskin. Les portes restent ouvertes, bloquées par la foule qui reflue au dehors. Quand le maître paraît, tout Oxford l’acclame. Ceux qui ne l’ont jamais vu se hissent sur la pointe du pied et aperçoivent un homme grand et svelte qu’un cortège de disciples accompagne, comme un philosophe d’Athènes. Ce n’est peut-être pas très régulier, mais il semble occuper la chaire de l’irrégularité. Les cheveux, longs et touffus, sont blonds ; les yeux, d’un bleu lumineux, changeans comme les flots,